Hervé This
Physico-chimiste Inrae, professeur AgroParisTech
Nos larmes ne sont pas encore sèches, de la disparition d’Emile Jung, en 2020, que ce livre vient chasser les dernières et tristes images que nous avions, pour mettre devant nos yeux une foule
d’évocations plus gaies du merveilleux Emile Jung, ravivant des souvenirs d’un joli temps passé.
Avec ce livre abondant sans être lourd, généreux devrait-on dire, il y a non pas tout, mais beaucoup d’Emile et de Monique, ou de Monique et d’Emile, on ne sait : les deux se retrouvent là, en
tout cas, et l’aventure de leur vie s’expose sans impudeur, avec une sensibilité que l’on connaissait à Emile, et que l’on reconnaît à Monique. En tout cas, les préfaces du livre, ainsi que nombre de
témoignages réunis, font entendre toute l’admiration et toute l’amitié que leur portent ceux qui ont eu la chance de connaître Emile -et celle de connaître Monique.
Bien sûr, en Alsace, où l’on sait mieux que partout ailleurs ce que « manger » veut dire, la cuisine d’Emile, la table du Crocodile (après d’autres endroits animés par Emile et Monique) est
un souvenir spécialement important. Mais même d’autres, d’autres régions, ont tenu à célébrer nos amis Jung. Car la cuisine d’Emile était unique, et l’expérience du Crocodile inoubliable.
La cuisine d’Emile ? J’ai témoigné, dans le livre, et Maurice Roeckel a eu la gentillesse de retranscrire avec délicatesse des propos que je lui avais tenus, des souvenirs d’Emile que j’avais partagés avec lui, quand il s’est agi de composer cet ouvrage. Toujours délicat et modeste Maurice, qui fut aux côtés d’Emile à propos des Etoiles d’Alsace, et de bien d’autres aventures.
La cuisine d’Emile, alors ? Alors que la « cuisine moléculaire » battait son plein, j’avais invité Emile à participer à un réseau européen de transfert technologique (Innicon), aux
côtés de Ferran Adria ou d’Heston Blumenthal, et, dans nos réunions, il restait droit dans ses bottes, droit sans ses goûts : les innovations techniques l’intéressaient, certes, mais pas pour
autre chose que le goût. Et nous étions d’accord que le moyen ne doit pas primer sur l’objectif, que si nous prenons plaisir au cheminement, c’est la destination qui compte : en l’occurrence, la
destination, l’objectif, ce n’est pas la technique de production des mets, mais les mets eux-mêmes, et pas ce dévoiement des sucres tirés, filés, des glaces taillées… Oui, pour Emile, ce qui
comptait, c’était le goût des mets. Et je me souviens d’une rencontre du réseau à Paris, où, devant des caméras de télévision internationales qui s’attendaient à voir de la fumée, des pétards, que
sais-je de moléculaire, Emile faisait goûter des sauces qu’il avait préparées. Des sauce équilibrées : à la fois fines, au goût… équilibré, vous dis-je.
Celles et ceux qui sont amateurs d’art culinaire savent bien qu’il y a là la qualité suprême. Celles et ceux qui cuisinent savent qu’il y a là la difficulté la plus grande. Pour y parvenir, il faut
du travail, du palais, de la sensibilité, de la perspicacité… et du travail (oui, je me répète) !
Maurice Roeckel raconte, dans le livre, que j’étais allé prendre un jour un « cours de sauce », qu’Emile insistait pour me donner, mais il n’a eu la place de raconter qu’un petit bout
de l’aventure. Et c’était bien une aventure, parce que, ayant du travail par dessus les oreilles, j’avais cédé à l’invitation insistante d’Emile sans comprendre ce que j’allais faire à Strasbourg, à
part voir Emile. J’avais pris l’avion un matin… et j’étais arrivé au Crocodile. Là, toujours ignorant de ce qu’allait être la journée, Emile s’est mis à faire devant moi une sauce, goûtant à chacune
des nombreuses étapes de la production de l’oeuvre. D’ailleurs, il faut ajouter qu’Emile avait un palais aussi fin que Monique est élégante. Ou l’inverse, on ne sait plus. Ce que je sais, c’est
qu’Emile m’a donné alors, verbalement et expérimentalement, une des idées que je diffuse aujourd’hui dans le monde entier, en le citant (évidemment) : « une partie de violence, trois
parties de force, neuf parties de douceurs ». Une journée pour explorer une sauce… qui n’a d’ailleurs pas été servie, en parallèle du travail du restaurant, qui tournait à côté de nous. Emile
semblait ailleurs, et il l’était : il était au royaume de l’Art culinaire.
L’art culinaire : dire qu’il y a des palais assez rugueux pour penser que ce ne serait pas un art égal à la musique, la peinture, la littérature ! Si, si, je vous assure : il y a des
personnes assez aveugles pour ne pas comprendre que le « bon », c’est le beau à manger. Mais bon, le monde a son lot d’ignorants, et nous ne devons pas nous en faire : à nous de
militer, comme le faisait Emile à sa façon, ou, plus justement, à nous d’évangéliser, pour prendre une métaphore plus pacifique, qui aurait mieux plu au doux Emile.
J’ai tant de souvenirs merveilleux d’Emile, de discussions... Mais il faut absolument dire son amour des mots, dans un style tout à lui, que l’on retrouve exprimé tout aussi bien à propos des pâtes
(oui, les nouilles ; il en fit un livre atypique : qui se serait attendu qu’un des plus grands artistes culinaires s’intéresse à des préparations si simples… en apparence) que de l’emploi
de l’azote liquide pour faire des « onnes », ces objets faits d’une coque glacée enfermant un coeur foisonné et tendre. Oui, il y a les mets, et il y a les mots ; et aucun épithétisme
n’est toléré par l’élégance.
Refermant le livre qui m’arrive aujourd’hui, je comprends mieux qu’Emile était un homme de transmission : une transmission élégante, par sa cuisine, par sa façon d’être, par sa
poésie.
Pour y revenir, et puisque le style c’est l’homme, on comprendra Emile si l’on étudie sa cuisine, dans les trop rares livres qu’il a produits, mais on comprendra aussi la cuisine d’Emile si l’on se
souvient qu’il était de ces belles âmes, que tous aiment, admirent. Ah, Emile...