Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
    Académie d’Alsace   des Sciences, Lettres et Arts  

La grâce des cathédrales, ou l’héritage vivant d’un peuple

Bernard Reumaux est préisdent de l'Académie d'Alsace des sciences, arts et lettres

Au centre de nos cités, les cathédrales représentent la mémoire vive de tout un peuple. Filles de l’histoire, de la foi et du génie créatif des hommes, elles portent en elles et révèlent l’enchaînement des siècles, leurs élans et leurs fureurs, les évolutions des arts et des croyances. Depuis le haut Moyen Âge, voire le paléochrétien en maints sites, jusqu’aux audaces du début du XXIe siècle, il n’y a pas une strate du « grand roman national » qui en soit absente. Ce sont les seuls édifices majeurs du patrimoine public dont la fonction originelle est restée intacte sans discontinuité aucune – à la différence de Versailles, des châteaux de la Loire ou du Louvre par exemple. Depuis l’origine jusqu’à aujourd’hui, la cathédrale est et reste le siège de l’évêque, l’espace de rassemblement du diocèse où continuent à se célébrer des liturgies quotidiennes ou solennelles. Elle ne se limite cependant pas à cette fonction religieuse, mais est et redevient plus que jamais un lieu de convergence dans la cité, attirant des foules chaque année plus nombreuses. Les politiques de l’État et des collectivités locales les embellissent et les rendent toujours plus attractives ; les archéologues, historiens et historiens de l’art ne cessent d’enrichir les connaissances sur leurs complexités architecturales et techniques ; les artistes et artisans d’art continuent à inscrire dans la chair vibrante de leurs pierres et de leurs vitraux la créativité incessamment renouvelée des hommes.
À l’image exacte de nos académies, les cathédrales montrent que la France n’est pas, selon la formule célèbre du géographe Jean-François Gravier, « Paris et le désert français », mais un territoire foisonnant de richesses et de créativité, où une petite cité (citons au hasard : Albi, Chartres, Coutances, Amiens, Rodez, mais il y en a tant d’autres !) offre à l’universelle admiration un trésor sans aucune proportion avec la taille de la commune et d’une facture à nulle autre semblable. Leur fierté tranquille, sans arrogance, reste centrale dans nos imaginaires, message de civilisation et de sagesse pour gouvernants et citoyens.
C’est à une plongée originale dans cette mémoire vivante – sa réalité et le message qu’elle nous livre – qu’invite la présente communication. Une plongée documentée par une aventure éditoriale unique : celle de la collection d’art et d’histoire « La grâce d’une cathédrale » [1], créée et dirigée par Mgr Joseph Doré, archevêque émérite de Strasbourg, théologien et éditeur. Elle est devenue en dix ans une référence internationale avec presque vingt ouvrages réalisés et une dizaine actuellement en chantier. Au total, une petite cinquantaine de cathédrales présentées, huit cents auteurs de toutes spécialités (historiens et historiens de l’art, archéologues, architectes, conservateurs, théologiens, écrivains, artistes et artisans d’art), dont nombre d’ailleurs sont membres de nos Académies [2]. À la lumière de cette expérience à la fois intellectuelle et de terrain, son directeur éditorial (l’auteur de cette communication) propose de témoigner qu’il n’est d’héritage fécond qu’ancré dans le présent et ses défis.

 


1. Le plus complet des livres d’histoire


En 313, avec l’ « édit de tolérance », l’empereur Constantin intègre la turbulente nouvelle religion des disciples du Christ au sein des institutions romano-byzantines et favorise un vaste programme de construction d’édifices permettant aux chrétiens une pratique publique de leur culte. Les basiliques, réservées aux cérémonies mémorielles nous rappelle le grand historien de l’art Alain Erlande-Brandenburg [3], sont édifiées à la périphérie des villes, tandis que les cathédrales – ecclesia cathedralis, la communauté réunie autour de la cathèdre, le siège de l’évêque – sont bâties à l’intérieur des villes, ces cités qui maillent l’empire et permettent son administration.
C’est sur cette organisation que s’opère la christianisation de l’Europe et du pourtour méditerranéen tout au long du premier millénaire, au cœur des turbulences de l’empire romain, puis, après sa disparition, avec le flux et le reflux des invasions. À côté du pouvoir politique et administratif, et se confondant souvent avec lui quand il ne s’y oppose pas, le pouvoir de l’évêque se symbolise et rayonne à partir de sa cathédrale, dont la visibilité, la qualité architecturale et les innovations sont essentielles pour assoir la majesté et l’autorité du pouvoir ecclésiastique.
Après l’an Mil, toute la société européenne est en recomposition rapide. La société féodale se structure, des pouvoirs municipaux apparaissent, la démographie galope et l’Église entend maintenir et renforcer sa puissance. À travers la réforme grégorienne, de nouvelles fonctions et un rôle nouveau sont attribués aux cathédrales, que la révolution du gothique met en scène de manière aussi spectaculaire qu’efficace. Le gothique, apparu dans le nord de la France à l’orée du deuxième tiers du XIIe siècle  – première réalisation : Sens – libère les contraintes architecturales (dimensions et élévations plus vastes grâce à la croisée d’ogives, irruption de la lumière) et transforme les fonctionnalités : le chevet et le chœur sont séparés de la nef, les premiers étant réservés aux religieux, aux membres des puissants chapitres, et la seconde laissée aux laïques, avec un jubé en ligne de démarcation des deux univers, et des chapelles latérales où les offices s’enchaînent souvent toute la journée.
Conscients des enjeux de puissance et de rayonnement des cathédrales, leurs bâtisseurs se doivent d’innover sans cesse, tant techniquement qu’artistiquement. La médiocrité et la duplication ne sont pas dans le patrimoine génétique des cathédrales : chacune a sa patte, ses caractéristiques, liées au sol sur lequel elle est bâtie (Le Puy sur une hauteur, Maguelonne sur une lagune), aux matériaux disponibles (la brique à Albi, le grès rose à Strasbourg, le granit en Bretagne, la pierre volcanique noire à Clermont), aux goûts esthétiques, aux réseaux et moyens financiers des évêques, des chapitres, des mécènes locaux ou venus de loin. Des rois de France jusqu’à Napoléon III, la plupart des chefs d’État ont voulu signifier concrètement leur intérêt pour une ville en dotant par priorité sa cathédrale.
Les évolutions historiques imposent un mouvement qu’aucune précipitation ne compromet : des évêchés disparaissent, d’autres sont créés, et les cathédrales évoluent en permanence. En France la politique royale s’appuie sur le réseau des évêques pour mener son expansion vers le sud : Bourges et Albi, par exemple, sont des relais opérationnels pour installer et assoir le pouvoir royal. En parallèle, les réformes de l’Église et des liturgies imposent des réaménagements souvent conséquents, comme la suppression des jubés avec la réforme tridentine, qui provoque parfois autant de dégâts architecturaux et artistiques que les guerres de Religion ou le vandalisme révolutionnaire, sans parler des derniers conflits mondiaux.
Le XIXe siècle fait des cathédrales un enjeu national, patriotique même, mais aussi de reconquête catholique. Les premières politiques d’inventaire, de protection et de restauration – Prosper Mérimée et ses successeurs – hésitent à définir leur doctrine : faut-il reconstituer un « état d’avant », ou bien poursuivre des chantiers interrompus, ou encore inventer une continuité, voire des ruptures ? Pour Notre-Dame de Paris, Viollet-le-Duc invente un gothique onirique fait de gargouilles songeuses et conçoit une flèche qui n’existait dans aucun projet originel. Il hésite à coiffer les deux tours de flèches, ce qu’il ne fait pas, alors qu’à Cologne à la même époque les autorités politiques et religieuses, en pleine émergence du nationalisme allemand, veulent doter la cathédrale des « plus hautes flèches de la chrétienté », un record jusque-là détenu par Strasbourg. À Marseille, c’est le néo-classique qui préside à l’édification de la nouvelle cathédrale, la Major, tandis qu’en même temps à Lille le néo-gothique le plus rigoureux se met en œuvre, mais avec des moyens techniques dont ne disposaient pas les bâtisseurs médiévaux, pour un édifice qui ne sera jamais achevé et verra une façade contemporaine fermer sa nef béante à la fin du XXe siècle. La création des nouveaux diocèses pour la couronne parisienne, en 1966, voit naître trente ans plus tard à Évry une cathédrale contemporaine célébrant la Résurrection par l’élégant anneau de briques de Mario Botta.
Symboles des particularités, de la continuité et des évolutions des diocèses, les cathédrales sont toutes différentes et aucune – sauf Évry, la petite dernière – n’est restée inchangée et immuable. Le génie des lieux, la marque des hommes et le poids de l’histoire en font des révélateurs uniques de l’empreinte des siècles sur leur environnement. À elles seules, elles résument les grandes heures et les vicissitudes des cités qui les ont fait jaillir. Chaque siècle ou presque y a laissé sa trace, heureuse ou malheureuse, et, comme dans une carotte de géologue extraite des entrailles de la Terre, révèle sa trace à nulle autre semblable. Reims, par exemple, résume à elle seule mille ans de sacre des rois, les destructions cruelles de la Première Guerre mondiale puis la réconciliation franco-allemande portée par de Gaulle et Adenauer. À Lyon, la primatiale des Gaules raconte les débuts du christianisme, Bayeux c’est Guillaume le Conquérant et la tapisserie de la reine Mathilde, Avignon ses papes en rupture romaine, Luçon les débuts d’un évêque qui deviendra illustre homme d’État, Richelieu, Notre-Dame de Paris la libération de la France, avec Strasbourg et le Serment de Koufra du général Leclerc [4].
Mais les cathédrales restituent aussi, dans leurs vitraux et leurs statues fourmillant de détails, les labeurs quotidiens, les joies et les souffrances, l’espérance de générations de croyants. Tous les métiers y sont représentés, de même que les animaux de la création, les saints locaux, les péchés et le Salut. Le foisonnant album illustré n’écarte pas le fantastique, le symbolique, l’humour et la caricature, on y voit même des rois, des évêques et des puissants cuire dans les chaudrons de l’Enfer.
Non, vraiment, difficile de trouver plus complet, plus vivant, plus décentralisé livre d’histoire de France que celui que déploie le panorama fascinant des cathédrales de notre pays, source jamais tarie d’informations et d’émotions. Mais elles sont davantage que cela encore !


2. De véritables « sociétés d’économie mixte »


Après la Révolution puis l’Empire et son Concordat signé avec la papauté, le désordre quasi féodal des diocèses d’Ancien Régime fait place à un ordonnancement très jacobin : en gros, c’est un département / un diocèse, un préfet / un évêque. Soit donc, depuis deux siècles, une petite centaine de sièges épiscopaux effectifs, au lieu des quelque deux cent cinquante existant préalablement. De nombreux diocèses sont supprimés, certains minuscules comme Embrun ou Senez en Provence, d’autres plus importants, comme Auxerre ou Dol-de-Bretagne. Les habitudes et la fierté locale leur laissent l’usage du titre de « cathédrale », ce qu’elles ne sont pourtant plus de droit. Avec – subtilités catholiques romaines dans l’uniformisation française – nombre de curiosités, comme les trois cathédrales de Savoie (Chambéry, Moûtiers et Saint-Jean de Maurienne), que le traité d’annexion à la France en 1860 a maintenues comme cathédrales de plein droit, propriétés de l’État, même s’il n’y a désormais qu’un seul diocèse et qu’un seul évêque en charge des trois.
Ces questions ne sont pas que juridiques ou de prestige. Depuis la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, les cathédrales officielles, c’est-à-dire sièges d’évêque depuis le Concordat, sont propriété de l’État, qui a charge de les entretenir, et les évêques en sont les affectataires à titre gratuit, libres de les animer à leur guise, dans un rapport propriétaire / locataire on ne peut plus classique. À noter que les cathédrales instituées par l’Église postérieurement à la loi de Séparation, dans les nouveaux diocèses (Lille et Évry), sont des édifices privés appartenant à des institutions autonomes, même si elles sont liées, de différentes manières, aux diocèses. Les autres lieux de culte français – églises paroissiales et anciennes cathédrales – sont propriété des communes. Et l’on voit bien les problématiques qui en découlent : une charge financière très lourde pour les communes de petite taille ou en difficultés financières, qui ont la chance – la malchance disent certains élus – d’avoir dans leur patrimoine communal une ancienne cathédrale imposante. Pensez à Saint-Malo par exemple, que la commune a dû entièrement faire rebâtir – un chantier de près de trente ans – après sa quasi-destruction pendant les bombardements de la Libération. Pensez aussi à Noyon, berceau des Capétiens, historiquement la deuxième cathédrale gothique, un vaste vaisseau aujourd’hui en état préoccupant dans lequel la municipalité propriétaire vient de planifier un million d’euros de travaux sur plusieurs années. Un million d’euros, c’est – pour donner un ordre de grandeur – le coût moyen de réalisation d’un … rond-point, cet aménagement routier typique de la France, véritable marotte des collectivités locales qui en construisent cinq cents nouveaux chaque année dans notre pays qui en compte déjà plus de trente mille, la moitié dit-on du parc européen.
De son côté, l’État investit beaucoup dans « ses » cathédrales, beaucoup et de plus en plus : le « plan de relance » de l’économie française de 2009 a par exemple injecté des sommes extrêmement conséquentes pour 48 cathédrales. Quimper a été entièrement restaurée, intérieur et extérieur, dans un chantier exemplaire qui s’est étalé, par séquences, sur près de vingt ans. Chartres connaît actuellement une véritable métamorphose : ses parois intérieures, restaurées dans leur clarté originelle, se fondent avec l’éclat des vitraux et donnent à comprendre le dessein des maîtres d’œuvre du XIIIe siècle, offrir aux fidèles, aux pèlerins, aux visiteurs, une vision du Ciel sur la terre. Et ce ne sont là que deux exemples parmi une quantité d’autres, car il n’est pas de cathédrale française sans travaux fraîchement terminés, en cours ou en préparation.
La gestion des cathédrales révèle des fonctionnements complexes et … efficaces. L’État propriétaire n’est pourtant pas seul en jeu dans ces édifices qui n’ont rien à voir avec les grands monuments (Chambord, le Louvre par exemple) où il est seul maître à bord, décidant de tout. Ici, l’affectataire – l’évêque, la paroisse, le chapitre des chanoines lorsqu’il existe encore – joue un rôle central dans la vie de l’édifice dont il est seul responsable pour les liturgies courantes comme pour les cérémonies ou événements qu’il organise ou accueille. Il embauche et rémunère le personnel d’entretien, assume la responsabilité de l’accueil du public, gère les organistes. Il propose aussi au propriétaire les aménagements de l’édifice autres que mobiliers : modification architecturale des espaces consacrés à la liturgie, éclairage et sonorisation. Toute la complexe articulation des services de l’État (conservateur de l’édifice, architecte des Bâtiments de France, services techniques et scientifiques des DRAC, ministère de la Culture, préfet) est mobilisée pour contrôler, conseiller, intervenir, financer ou cofinancer. Et n’oublions pas les puissants architectes en chef des monuments historiques, au statut si original – à la fois agents de la fonction publique et professionnels libéraux de droit privé –, en charge de la maîtrise d’œuvre pour tous les travaux de restauration.
Voilà donc État et Église, curiosité de notre République si éprise de laïcité, main dans la main et sans état d’âme aucun – sur le terrain des cathédrales tout au moins. Et cela fonctionne plutôt bien, dans la bonne volonté et le pragmatisme. La séparation a permis le dialogue respectueux. Mais ce n’est pas tout, car il manque au panorama la présentation de la troisième force impliquée dans ce dispositif déjà complexe. On l’appelle aujourd’hui la société civile. Mettez-y au premier chef les collectivités locales, Mairie, Département, Région, qui n’ont aucun titre légal à intervenir sur les cathédrales, mais de plus en plus néanmoins s’y investissent, et souvent ensemble selon les pratiques de financements croisés propres au mille-feuilles pas toujours rationnel des collectivités territoriales en France : aménagement urbanistique des parvis et de l’environnement, financement de l’éclairage extérieur et des illuminations animées estivales, soutien à des manifestations culturelles, promotion touristique, etc. Le temps du splendide isolement pratiqué par certaines municipalités de tradition laïque voire anticléricale est révolu et aujourd’hui c’est l’entente cordiale et la convergence d’intérêts – pour l’entretien et le rayonnement des cathédrales en tout cas, car pour le reste Don Camillo et Peppone ne sont pas morts, pensez aux sujets dits de société.
La présentation de la société civile ne serait pas complète sans évoquer l’influent réseau des « amis », ces associations et sociétés qui regroupent des personnes et des collectifs pour lesquelles la cathédrale est le symbole fort de l’identité de leur cité ou de la pratique de leur foi. Plus que les fonctionnaires d’État et les évêques, tous de passage, plus que les élus qui changent, ils affirment assurer la continuité et l’ancrage local durable d’une vigilance citoyenne par rapport à la cathédrale. À Bourges ils se sont opposés avec succès à un projet immobilier privé qui aurait dégradé l’environnement de la cathédrale ; à Reims ou à Strasbourg, ils ont émis des avis critiques sur certains chantiers de réaménagement intérieur, vitraux contemporains ou chœur modifié. Mais ils sont surtout, et de plus en plus, force de soutien (mobilisation de mécènes, organisation de manifestations) et appui à la recherche grâce à leur réseau d’historiens professionnels ou amateurs, d’artistes, de juristes aussi. Quand une association signe régulièrement des chèques de plusieurs dizaines de milliers d’euros pour contribuer à des campagnes de restaurations [5], c’est sûr elle existe, elle pèse…
Certes il y a des blocages ici et là, des incompréhensions, des querelles de préséance ou de légitimité, des affaires d’egos et de méfiance, mais un tour de France des situations – aucune n’étant semblable – montre qu’une forme originale de cogestion existe, chacun à sa place, sous la double autorité de la DRAC et de l’évêché. Une sorte de société d’économie mixte, évolutive, à géométrie variable, avec des règles du jeu tacites, tout cela dans notre France si normée et de plus en plus corsetée, qui l’eut cru… ?
Eh bien, c’est cela aussi « la grâce des cathédrales » ! Une grâce vivante, opérante. On le vérifie lors d’une messe des Rameaux, lors de l’installation d’un nouvel évêque, quand l’édifice resplendit, qu’il réunit la foule des croyants, fait monter un cortège de prêtres, que la musique se déploie et que sa fonction multiséculaire s’affiche intacte, évidente. Mais on le vérifie aussi en observant les chantiers et ceux qui y travaillent. Car si la fonction religieuse de la cathédrale lui donne sa légitimité, celle-ci ne serait pas totale sans la fonction de chantier permanent, qui définit également ce qu’est une cathédrale depuis les premiers temps : un atelier exigeant, réunissant les meilleures compétences et des passions généreuses. Avoir la chance de partager des heures avec un restaurateur de vitraux, un tailleur de pierre, un couvreur de toiture, un charpentier, sur un échafaudage ou à son établi, le voir manier des outils que les premiers bâtisseurs avaient déjà en main, mais aussi l’ordinateur 3D, des capteurs, des produits chimiques à la pointe de la recherche est à la fois un privilège et un immense bonheur. La France des métiers d’art, les petites ruches discrètes d’artisans et de techniciens, les laboratoires de recherche, les services de conservation, les architectes, privé ou public, croyant ou mécréant, peu importe, en bonne intelligence, oui cette France brassée pour le meilleur démontre ce qu’est un projet collectif qui dépasse l’individu et réunit des hommes et des femmes tellement différents. Et il ne faudrait pas oublier les universitaires et les chercheurs du CNRS, les associations de spécialistes (les orgues, les cloches, les charpentes, etc.), les guides-conférenciers, qui tous consacrent leur vie professionnelle, et souvent bien davantage, à la connaissance, aux échanges, à l’enseignement, à la transmission.  Tous ont le sentiment, fierté et humilité mêlées, de prolonger la longue chaîne multiséculaire des bâtisseurs de cathédrales.
Une longue histoire qui éclaire notre présent, nous l’avons vu ; et aussi une gestion partagée, intelligente, originale, au service d’une réalité qui nous dépasse et nous élève : voilà deux dimensions qui donnent un relief particulier et ô combien précieux à la place des cathédrales dans la cité du XXIe siècle. Merci aux cathédrales qui fédèrent, éclairent et rassurent ! Mais leur mission et leur utilité ne seraient pas entières si elles omettaient de nous interpeller, de nous mettre face à quelques questionnements majeurs.

 


3. Le lieu des tensions surmontées


Qui l’aurait imaginé il y a trente ans ? Voilà les cathédrales de France presque partout restaurées et magnifiées, animées et rayonnantes, mais aussi devenues l’un des symboles – le plus important peut-être, sinon le seul – de la possibilité de dépasser les tensions et clivages issus de deux siècles d’histoire politique et sociale chahutée. Et ce relatif consensus ne se fait pas autour d’un objet mort, mais vivant, dont le mystérieux principe actif – qui n’est pas qu’affaire de religion, de foi – opère dans le corps social.
Ni musée, ni écomusée, ni réserve d’Indiens artificiellement entretenue, la cathédrale réunit et bouscule, même au sein des communautés catholiques, dont certaines sont tentées par le repli, par l’entre soi dans un monde jugé inquiétant, en perte de repères traditionnels. Parfois même, je dois le dire avec l’expérience de dix années de contacts réguliers avec eux, certains évêques ne prennent pas la pleine mesure du potentiel exceptionnel – au-delà des seules activités liturgiques – de leur cathédrale. On trouve, ici et là, des représentants de l’État ou des élus plus soucieux que l’affectataire du rayonnement de la cathédrale, plus en demande par rapport à lui. Mais les choses changent. Car, face aux défis majeurs de la France contemporaine, les cathédrales nous interpellent. Sur trois sujets au moins.

 


3.1. Qu’est-ce que le « patrimoine », et que nous apporte-t-il ?


En France, il y a le culte des ronds-points, mais il y aussi la religion du patrimoine qui, après avoir été réservée au XIXe siècle à de petits cénacles de spécialistes parisiens et d’amateurs éclairés locaux recouvre désormais la France de son blanc manteau de musées, de lieux de mémoire, de sites protégés, avec leurs labels, leurs chantiers, leurs « Journées », leurs innombrables projets visant tant les bâtiments que les paysages, les objets que les traditions immatérielles, curiosités gastronomiques comme parlers menacés inclus. L’historien de l’art Roland Recht – qui souligne que rien de tel n’existe à ce point en Italie sans que le patrimoine immense de ce pays s’en porte plus mal – parle de la « sacralisation du profane » [6], une religion laïque très française avec les risques de dérives propres à toutes les religions, l’intégrisme, le refus de la nouveauté et du dialogue. Cette religion s’affirme ainsi souvent en opposition, voire en conflit, avec celle du progrès et de la modernité, du changement et de l’audace, autre force à l’œuvre de manière dialectique dans le corps social et politique. Il n’est qu’à voir les débats, parfois vifs, sur les aménagements des centres villes, avec la tentation d’en faire des mausolées, des décors, de plus en plus vides d’habitants et dévolus au commerce touristique et aux enseignes standardisées. Quelle création y permet-on, quelle place offerte à une modernité intelligente, c’est-à-dire respectueuse de l’existant tout en le prolongeant, en l’enrichissant ? Citons à nouveau le pertinent Roland Recht :
« On a malheureusement l’impression fâcheuse, aujourd’hui, que les interventions sur les monuments anciens sont très souvent intempestives, peut-être en raison d’une sorte de religion de la créativité qui donne à l’“architecte-restaurateur” la conviction que, quoi qu’il fasse, son “geste” – qui est souvent une vaine gesticulation – certifiera le passage de la “modernité”. [7] »
Eh bien, il y a les cathédrales pour mettre tout le monde d’accord ! Chantier permanent depuis les origines, soumises à des restructurations parfois radicales au fil des siècles, qui les ont rendues quasiment toutes composites, elles incarnent ce que peut être un patrimoine vivant évolutif, exposé au défi permanent de la reprise. Prenez les vitraux par exemple : les splendeurs inégalables du XIIIe siècle n’ont pas été dupliquées ensuite, laissant la voie aux innovations picturales et techniques de la Renaissance, puis au discours narratif édifiant (religieux et historique) du XIXe siècle, annonciateur pourrait-on croire de la bande dessinée. Après tant de vitraux descriptifs, pédagogiques, il y eut un mouvement de balancier vers l’abstrait commencé après la guerre (Jean Le Moal, Kim en Joong), qui favorise la méditation, le silence, un style présent dans beaucoup de cathédrales et d’églises, jusqu’à Bayeux tout récemment avec de subtils jeux de matière et de lumière ; alors qu’à Tours la vaste composition de Gérard Collin-Thiébaut renouvelle et magnifie un art figuratif poétique autour du message actuel de saint Martin.
Ces innovations font parfois débat, malgré les concertations qui les précèdent. Elles prolongent la dynamique multiséculaire d’innovation dans ces laboratoires et vitrines de l’art de leur temps que sont les cathédrales. Sans doute pourrait-on, devrait-on même aller plus loin. Un débat a lieu actuellement autour de la restauration du portail de la cathédrale d’Angers dont les traces de polychromie sur les statues en cours de restauration méritent protection, mais le vaste porche gothique qui les coiffait et les préservait des intempéries a été détruit en 1807 : alors, en reconstruire un à l’identique ? Cela n’aurait aucun sens. Le dossier est à l’étude, très ouvert, certains par exemple ont émis l’idée d’y plaquer une sorte de bulle de verre, facilement démontable, sans impact sur l’édifice. À suivre… Et cet exemple montre combien, dans les limites imposées par le bon sens et le bon goût, les cathédrales peuvent être et doivent rester des espaces de liberté créative face aux tentations de figer le « patrimoine » et de reléguer la « création » aux périphéries.

 


3.2. Qu’est-ce qu’une cité, et comment la faire vivre ?


La ville de Lille s’est réapproprié son centre-ville autour d’une cathédrale ingrate et inachevée, plutôt boudée par les Lillois, revivifiant l’un et terminant l’autre dans le même élan de requalification urbaine intelligente qui a fait de Notre-Dame de la Treille, avec sa façade résolument contemporaine, le cheval de Troie d’une modernité affirmée sans complexe et bienvenue au cœur d’un quartier métamorphosé, soigneusement restauré « à l’ancienne ».
De son côté, la ville de Bordeaux a installé le point de croisement de ses deux lignes de tramway à l’arrière du chevet de la cathédrale, plaçant celle-ci, parfois un peu ignorée de ses propres habitants il faut bien le dire, au carrefour de la cité moderne. Dans les deux cas, le résultat ne s’est pas fait attendre en termes de fréquentation, d’augmentation d’événements, de réappropriation pourrait-on dire.
La gratuité de l’entrée des cathédrales est aujourd’hui sujet de débat en France, alors que certains pays s’y mettent on le sait, comme en Grande-Bretagne. Avec seize millions de visiteurs par an à Notre-Dame de Paris, il y a de quoi faire rêver les financiers du ministère de la Culture… Le sujet a été mis à l’étude, mais l’Église – qui n’est pourtant pas riche – y est officiellement et fermement opposée. L’accès à des tours, un trésor ou une crypte se révèle, ici et là, payant, mais c’est l’entrée libre dans la cathédrale qui lui confère sa légitimité populaire, pour les paroissiens, les habitants de la cité et les touristes, sans distinction aucune. L’identité et les valeurs d’un pays se jugent à ce genre de pratiques.
Certaines cathédrales, quand elles sont insérées dans un environnement urbain contraignant, sont d’ailleurs de véritables axes de passage. À Clermont et à Bourges par exemple, depuis les origines et jusqu’à aujourd’hui, bien des habitants, plutôt que de contourner l’édifice le traversent par le transept, entre portail nord et portail sud, sur le chemin de l’école ou au retour du marché. Dans l’agitation de la ville et du quotidien, peut-on imaginer meilleure cure de respiration, de sagesse ?  Des bougies vacillent, les vitraux envoient leurs éclats impressionnistes sur les piliers et le dallage, l’organiste répète, le sacristain range les chaises, une paroissienne fleurit l’autel … et voilà notre piéton pressé un instant ralenti, extrait de son siècle, de son vécu. Ne touchons donc pas à ce qui maintient nos cathédrales libres et accessibles, ouvertes à l’émerveillement et à l’étonnement de tous, croyants et non croyants : elles sont – mieux que toute autre institution locale – l’âme de la ville, le cœur de son identité et, au-delà, une invitation paisible et chaleureuse à méditer sur notre humaine condition.

 


3.3. Qu’est-ce qui fait société ?


La cathédrale interpelle et enrichit notre regard sur le patrimoine, on l’a dit ; mais elle invite aussi la cité à entretenir, à réinventer même, ses fonctions d’agora, d’ouverture, tant les défis sont nombreux, aussi bien du côté des communautarismes – y compris chez les chrétiens – que de l’individualisme dopé aux nouvelles technologies. Car elle sait d’où elle vient, elle a vécu des échecs, des erreurs, des crimes parfois, mais ce sont des élans inimaginables aujourd’hui qui l’ont dressée et maintenue debout, identique et mouvante. Elle est leçon de convergence, de travail partagé, d’innovation. La foi, la science, les arts et l’économie, dans des noces parfois houleuses mais toujours fécondes, l’ont façonnée comme elle est, reflet exact d’une cité, d’une culture, d’un pays.
Comme nos Académies ! ai-je envie de dire, chers confrères. Car où trouve-t-on ailleurs en France de tels espaces désintéressés de culture et d’échanges, mêlant scientifiques et artistes, grands noms du savoir et modestes chercheurs, avec une telle attention généreuse aux continuités, à la transmission, à l’attention bienveillante au monde qui vient ?
C’est dire mon bonheur d’avoir pu restituer devant vous, représentants éminents de toutes les Académies de France, la grâce des cathédrales et vous donner à entendre le précieux message de sagesse qu’elles ont reçu en héritage et nous transmettent pour le féconder à notre tour. La cause des cathédrales est belle et donne foi en l’avenir.

 

 

 

Références

 

[1] Publiée par les Éditions La Nuée Bleue à Strasbourg. Seize volumes parus entre 2007 et mai 2017 : Albi, Amiens, Bayeux, Chartres, Clermont, Lille, Lyon, Nantes, Paris, Provence (24 cathédrales), Reims, Rouen, Quimper, Saint-Denis, Saint-Malo, Strasbourg, Bordeaux, Bourges et Vendée.

[2] L’ouvrage Cathédrales de Provence, Éditions La Nuée Bleue, 2015, a été couronné, en juin 2016, du Prix Mignet de l’Académie d’Aix.

[3] Cathédrales d’Europe, avec Mathieu Lours, Citadelles & Mazenod, 2011.

[4] « Jurez de ne déposer les armes que le jour où nos couleurs, nos belles couleurs, flotteront sur la cathédrale de Strasbourg. » Serment de Koufra prononcé par le général Leclerc devant ses hommes au soir de la bataille victorieuse de Koufra, dans le désert libyen, le 2 mars 1941.

[5] La Société des amis de la cathédrale de  Strasbourg.

[6] Roland Recht, Penser le patrimoine 2, Editions Hazan, 2016.

[7] Ibid p. 21.

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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