Des livres pour vivre libres !
Par Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace, directeur éditorial de la collection « La grâce d’une cathédrale » (qui vient de faire paraître les volumes sur Angers et Autun), il réagit aux mesures de fermeture des librairies, commerce jugé « non essentiel » par le gouvernement dans le cadre du deuxième confinement du pays. Et il propose de faire de Strasbourg la « capitale européenne du livre ». Ce texte a été adressé le 2 novembre 2020 à la presse alsacienne.
La ville est totalement confinée, les habitants sont terrés chez eux, la moindre sortie de nécessité expose aux plus graves dangers. Certains profitent de la tombée du jour, se hasardent à une
expédition, empruntent les rues à l’écart, rasent les murs, leur pas se presse. Direction le sous-sol d’un immeuble aux portes et fenêtres cloisonnées, en face du marché à l’abandon. Dans la cave, de
la musique, des bougies, une bande de copains et … des livres !
Nous sommes en 1994 à Sarajevo ; le siège de la ville par les forces serbes a atteint son paroxysme de violence et de terreur aveugle (voyez le percutant film Sympathie pour le diable de
Guillaume de Fontenay, dès que L’Odyssée rouvrira à Strasbourg) et une petite équipe de Français conduite par l’Alsacien de Paris Francis Bueb a traversé les check-points serbes dans les
blindés des militaires de la Forpronu, témoins impuissants du drame qui signe la honte et l’échec de l’Europe. Dans leurs bagages : des livres, de pleines caisses de livres ! Au
cœur de la cité meurtrie, alors que pleuvent les obus et que tirent les snipers embusqués sur les hauteurs, le Centre André-Malraux se crée et distribue des livres à la population assiégée,
confinée. Des livres pour tenir bon, pour continuer à vivre, pour rester connecté à l’humanité en ses langues et ses cultures, en ses élans infinis. Pour contribuer aussi à effacer le scandale de la
destruction, par les obus incendiaires, de la grande bibliothèque de Sarajevo, le 25 août précédent. Funeste 25 août : c’est à cette même date qu’en 1870 a brûlé la prestigieuse bibliothèque de
Strasbourg, sous les bombes prussiennes.
L’histoire bégaie, l’histoire interpelle. Et les livres sont là. Essentiels ! Oui, « essentiels », cet adjectif que des technocrates en leurs bureaux sans vie viennent d’apposer cette
semaine à certains commerces et pas à d’autres, jugés « non essentiels ». Chassez le naturel et il revient au galop : ah, leur manie cyclique des centres de triage, des catégories de
citoyens, des différenciations, des barrières, de la méfiance généralisée, des libertés élémentaires rognées, pour le bien commun supérieur évidemment, comme toujours. Ainsi donc, les librairies et
la lecture ne seraient pas « essentielles » au corps social, à la sérénité des citoyens, pourtant si précieuse en temps troublés. Demandez aux citoyens de Sarajevo ce qu’ils en pensent.
On présuppose que les libraires ne mettraient pas en place dans leurs échoppes les simples mesures de précaution que le plus élémentaire bon sens sait définir. Et donc, le seul papier qui aurait
droit de vente désormais serait … le papier-toilette ! Voyez ce que nous disent les chiffres de ventes en librairie après le déconfinement en mai, cette véritable ruée vers l’or des pages à
tourner, les univers à explorer, les leçons de sagesse, de joie, de révolte aussi, que les livres donnent à profusion. Rien de plus démocratique que le livre : le savoir, les émotions, toutes
les opinions s’y déploient. A l’heure où l’on se mobilise pour la liberté d’expression, pour le droit à la critique, à l’insolence, le livre doit plus que jamais être au cœur de la cité, en ses
librairies et bibliothèques ouvertes, en ses salons du livre et ses rencontres d’auteurs, dans les médias et les préoccupations des politiques. Entre l’éradication façon Fahrenheit 451 et le monopole
Amazon, deux cauchemars pour les amoureux de la liberté, laissons vivre et soutenons la chaîne du livre, si diverse et créative.
Strasbourg capitale européenne du livre ?
A Strasbourg, la cité de Gutenberg – où tant d’initiatives en faveur de la lecture, de la création éditoriale, de débats d’auteurs (écrivains, scientifiques, intellectuels, illustrateurs) se sont
enchaînées depuis les années 1980 (le Parlement des écrivains, les Rencontres de Strasbourg, les Bibliothèques idéales, etc.) – la population doit porter haut et fort ce
combat. Déjà l’exigence de réouverture des librairies et des bibliothèques doit s’y exprimer avec fermeté. Et la municipalité – avec l’Etat et les autres collectivités territoriales – devrait activer
sans tarder l’ambitieux projet, déjà dans les tuyaux, d’y inventer une cité européenne du livre, vivante, rayonnante, connectée aux énergies locales et à tous les pôles de création nationaux et
internationaux en cinéma, musique, théâtre, nouvelles pratiques culturelles, universités, etc. Mille projets au long de l’année, des plus humbles aux plus prophétiques, les uns fécondant les autres.
La ville à livre ouvert, pour tous les publics, tous les rêves.
Nos députés européens veulent quitter Strasbourg ? Eh bien laissons les partir ; ne soyons pas les malgré-nous d’un combat déjà perdu dirait-on, mais négocions âprement ce départ. Que les
millions dépensés chaque année pour organiser cette vaine noria d’élus et de collaborateurs hors sol soient notamment réorientés vers « Strasbourg, capitale européenne du livre », en
valorisant au plus haut niveau, sous toutes les formes possibles, ce que la culture européenne depuis la Renaissance a produit de meilleur comme instrument de dialogue, de création, de liberté :
le livre. Qu’accourent ici, qu’y soient accueillis avec joie – pas comme des visiteurs pressés d’un jour – les écrivains, intellectuels et artistes qui donneront de belles couleurs à l’Europe. Même
les hôteliers et restaurateurs, si inquiets, s’en réjouiront !
« Si c’était à refaire, je commencerais par la culture », a confessé le pionnier de la construction européenne, Jean Monnet. Eh bien, puisqu’à Strasbourg il va falloir remettre
quelques pendules européennes à l’heure, donnons-lui raison.