Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
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Chateaubriand à La Vallée-aux-Loups

Théo Graber   

                                                                                   

 

Au cours de plus de quarante années professionnelles à Paris et en Ile-de-France, il m'a été donné, de nombreuses fois, d'être convié aux "Heures romantiques" et aux Prix d'histoire de La Vallée-aux-loups ; et chacune de ces belles invitations m'a procuré de grands contentements.

Sachant que La Vallée-aux-loups fut le lieu important par où sont passées la vie et la carrière littéraire de François-René de Chateaubriand : exilé par Napoléon à trois lieues de la capitale lors de son retour d'Orient, le grand écrivain, illustre voyageur et homme d'Etat avait habité ce refuge de 1807 à 1817, les dix années les plus fécondes de sa vie d'écrivain.

Dans cette période et cet ermitage, avec une vraie maison d'écrivain entourée d'un parc richement arboré, Chateaubriand a commencé, notamment, loin du monde et du bruit, à écrire l'histoire de sa vie, ses Mémoires d'outre-tombe, Variées comme son existence, voilà les multiples faces de son génie ; amples récapitulations et perspectives d' avenir saisissantes. Ouvrage monumental  « inspiré par ses cendres, destiné à ses cendres, et publié par sa mort... »

 

 

Le poète et l'empereur
                                                                                                                   
Penser à M. de Chateaubriand qui éblouit ses contemporains par un langage neuf et réveilla l'édifice endormi de la littérature, c'est rapidement arriver à Napoléon, immense conquérant qui a marché à la tête de son siècle, accumulé les victoires et élargi nos frontières. L'empereur et le poète premier de nos Romantiques, nés si près l'un de l'autre, ont formé dans l'histoire un couple singulier, inséparable et toujours en conflit. « Cet homme dont j'admire le génie et dont j'abhorre le despotisme », gémit Chateaubriand. Cet homme m'enveloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude. »

Ecoutons Victor Hugo lors de son discours de réception à l'Académie (1841), parler de l'empereur, "soleil de la Nation" :

« Au commencement de ce siècle, la France était pour les Nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu’elle remplissait l’Europe. Cet homme était arrivé en peu d’années à la plus haute royauté qui ait étonné l’Histoire. Il était prince par le génie, par la destinée, et par les actions (...). Une révolution l’avait enfanté, un peuple l’avait choisi, un pape l’avait couronné ». « Ses conquêtes furent colossales : il était le souverain de quarante-quatre millions de Français et le protecteur de cent millions d’Européens ! »
« Entre deux guerres, il creusait des canaux, il perçait des routes, il dotait des théâtres, il enrichissait des académies, il provoquait des découvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il rédigeait des codes dans un salon des Tuileries (...) »

« Tout dans le continent s’inclinait devant Napoléon, tout - excepté six poètes, excepté six penseurs restés seuls debout dans l’univers agenouillé ; et ces noms glorieux, les voici : Ducis, Delille, Madame De Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, Lemercier. Que représentaient ces six esprits révoltés ? Messieurs, ils représentaient en Europe la seule chose qui manquât alors à l’Europe, l’indépendance ; ils représentaient en France la seule chose qui manquât alors à la France, la liberté." (...) « Après les caresses vinrent les persécutions. Mais aucun des six ne céda ! »
Oui, Chateaubriand fut de ces rares résistants à une époque où il était fort dangereux de s'opposer, voire de provoquer le courroux impérial ! « L'Empereur souhaitait rallier la littérature à son sceptre, c’était une de ses premières ambitions. Il ne lui suffisait pas d’avoir  conquis dix royaumes, il eût voulu conquérir Chateaubriand.» Napoléon désira que Chateaubriand,  monté au premier rang dans les lettres, fût de l'Institut, et le lui fit dire. Mais l'illustre écrivain revendiqua son indépendance d'esprit. Elu à l'Académie en 1811, il prit le parti de rédiger un discours de réception audacieux que Napoléon ne pouvait accepter. Intraitable, Chateaubriand refusa de complaire à l'empereur et ne procéda à aucun des retranchements exigés. Il ne put, par ce fait, entrer à l'Académie (Il n'occupera son fauteuil que sous la Restauration).
Décidément étrangers l’un à l’autre, la rupture avec l’empereur, tant de fois approchée, tant de fois évitée, est cette fois définitive.

 

 

La perfection littéraire de Chateaubriand

 

Le pays cherchait un compromis entre la monarchie et la Révolution ; Chateaubriand réveilla une France nouvelle ! Novateur par le style et une nouvelle sensibilité, maître de la poésie en prose, non tributaire de la métrique, Chateaubriand l'enchanteur a ébloui ses contemporains par son abondance de vues et d’idées, par sa force d'observation et sa conscience artistique ; par ses couleurs, le rythme et la musicalité de sa phrase, riche en métaphores étincelantes et d'une netteté enivrante.

Peintre de l'âme, peintre de la nature (la mer, les orages, couchers de soleil et clairs de lune...), peintre de l'histoire (précision du cadre et du rendu, chantre des rois, mais opposant libre de sa parole),.. Portraitiste littéraire des rois et magicien des lettres. La postérité vit son sacre mille fois renouvelé dans l'enthousiaste admiration hugolienne (le jeune Hugo, en 1816 : « Je veux être Chateaubriand ou rien ! ») comme dans la très élogieuse appréciation gaullienne :

« Chateaubriand portait jusqu'à la cime la gloire émouvante de nos lettres » (Charles de Gaulle, discours du 2 février 1969 à Quimper). Et, délaissant le choix traditionnel qui couronne Molière, Racine, Voltaire ou Hugo, le général de Gaulle de désigner Chateaubriand - comme lui homme des tempêtes et d'action - pour représenter le mieux, au 20e siècle, nos couleurs nationales dans le concert européen (Chateaubriand, Dante, Goethe, Cervantès, Shakespeare, Tolstoï... sont de grands écrivains de l'Europe « parce que chacun d'eux s'est inspiré du génie de son pays. » Et « ils appartiennent à toute l'Europe dans la mesure où ils étaient respectivement, et éminemment, Français, Italien, Allemand (...) ») ! Un de Gaulle probablement sensible, aussi, à la fermeté de caractère chez Chateaubriand et à son rêve de grandeur pour notre « cher et vieux pays. »

Chateaubriand a développé pour la monarchie une fidélité sincère, mais sévère, cependant que les derniers Bourbons ne donnent plus guère d'eux l'image de Souverains sacrés. Alors l'artiste au sommet de son art,  peint en contrepoint, et montre autant l'homme privé que l'homme public ; autant « l'envers de la toile » que l'endroit - le costume d'apparat ( Louis XVIII, « l'invalide royal » rentrant à Parijambes » ; Charles X, « la royauté passée s « sans en la personne d'un vieillard »...La continuité sacrée et séculaire a cédé la place aux "brisures" de l'Histoire...  La marche de la civilisation a changé en France et en Europe. Profond désenchantement. Image du vase brisé « jeté au panier des débris. »

 


A  l'âge amer du bout de la vie

 

Né au bord de la mer puis élevé dans la tristesse, la morne solitude et la mélancolie romanesque du château de Combourg, Chateaubriand, voyageur, auteur, homme politique, opposant, émigré, a eu une vie active et variée ;  mais, de tristes nécessités en douloureux sacrifices, une vie coupée de disgrâces et de revers de fortune.

« Homme de tous les songes », homme des tempêtes, de voyages aux longs cours, modèle littéraire pour ses successeurs, restaurateur du catholicisme, partisan de l'alternance rupture - continuité, paradoxal, Chateaubriand semblait avoir dompté la mélancolie et apprivoisé l'ennui. Mais ses dernières années de prince ruiné réduit à « hypothéquer sa tombe », furent moroses et solitaires ( « La triste nécessité qui m'a toujours tenu le pied sur la gorge, m'a forcé de vendre mes Mémoires. Personne ne peut savoir ce que j'ai souffert d'avoir été obligé d'hypothéquer ma tombe (...) »).
Même La Vallée-aux-Loups lui coûta un déchirement.  « Ce lieu me plaît ; il a remplacé pour moi les champs paternels (...), avait-il écrit. Je suis attaché à mes arbres (...) Il n'y a pas un seul d'entre eux que je n'aie soigné de mes propres mains (...) Je les connais tous par leurs noms comme mes enfants : c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'espère mourir auprès d'elle ». Mais, en dépit de l'amour fort de Chateaubriand pour les arbres, ce vœu ne sera pas exaucé, le couple désargenté ayant dû impérativement vendre le domaine. Il a même imaginé mettre la propriété "en loterie".

Près de la tombe, Chateaubriand évoquait les infortunes personnelles de son berceau :
« Le caractère des plus sombres de mon père, effrayant mon enfance et contristant ma jeunesse. »
« Pas de jour où je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m'a infligé la vie »  (...). « Je résistais, j'avais aversion pour la vie. »   

A son couchant, toujours pénétré de l'importance de sa personne dans l'histoire du monde, sa méditation sur la grandeur et la vanité du destin humain était sévère et douloureuse.
« Quelle petite place j'occupais ici-bas ! » (...)  « Repoussé dans le désert de ma vie je cherchais pourquoi Dieu m'avait mis sur la Terre, et je ne pouvais le comprendre. »  (...) « J'errais sur le globe changeant de place sans changer d'être, cherchant toujours sans trouver rien.
» Face à inéluctable, l'auteur du Génie du Christianisme montre une attitude  plus fataliste que chrétienne.

« Au bout de la vie est un âge amer : rien ne plaît, parce qu'on est digne de rien ; bon à personne, fardeau à tous, près de son dernier gîte on n'a plus qu'un dernier pas à faire pour y atteindre. A quoi servirait de rêver sur une plage déserte ? (...) Fi des nuages qui volent maintenant sur ma tête ! »

« Soleil, pourquoi te lèves-tu ? »

                                                                                                           

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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