Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
    Académie d’Alsace   des Sciences, Lettres et Arts  

Annales 2019

 

Sept décennies, sept présidences : l’Académie d’Alsace au fil du temps

 

Christophe Nagyos

 

 

 

Retracer les deux tiers de siècle de l’Académie d’Alsace appellerait l’ampleur d’un livre, tant son parcours épouse et révèle les évolutions d’une région et d’une société. L’on s’attachera ici aux hommes et aux femmes – ces dernières bien minoritaires ! – qui l’ont fait vivre. Voici donc une brève et forcément parcellaire évocation de l’engagement d’une succession d’académiciens, au long des sept présidences qui se sont succédé depuis 1952.

 

 

 

Cette étude se focalisera sur les présidences, sans oublier les comités directeurs (chancelier, vice-présidents, secrétaire général et trésorier, responsables de sections, de jurys), et s’attachera aux contextes et aux singularités de chaque période : les années d’après-guerre et la reconstruction, le choc de 1968 et les années de crise, jusqu’à l’avènement de la société numérique.
L’attachement à la culture française, notamment à sa langue, et à la nation retrouvée au sortir de la guerre, préside clairement à la création de l’Académie d’Alsace, sans exclure aucunement un vibrant désir d’identité. Fidélité à la France – que confirmera l’admission à la Conférence nationale des académies en 1998 –, affirmation d’une spécificité alsacienne et appel à une ouverture européenne cohabitent depuis l’origine, diversement selon les sensibilités et itinéraires des acteurs du moment. Le premier président, René Spaeth, affichait un nom de plume, « René d’Alsace », qui résonnait comme un manifeste.
L’Académie d’Alsace, à la différence de la plupart des académies de province, s’est d’emblée voulue régionale et non locale. Née à Colmar, cité qui abrite depuis l’origine le siège de la compagnie, elle s’est vite implantée à Strasbourg et Mulhouse, ainsi que dans de nombreuses villes d’Alsace, notamment celles ayant fait partie de l’ancienne Décapole, qui a d’ailleurs donné son nom à l’un de ses prix. Conférences, cérémonies protocolaires, assemblées générales se sont ainsi déroulées du nord au sud de la région, témoignant de cet ancrage un peu « nomade ».
Voici donc près de soixante-dix années d’existence de l’Académie d’Alsace, caractérisées par trois grandes périodes : celle des fondateurs ; puis celle de l’affirmation de l’excellence historique et scientifique ; et enfin celle de l’adoption d’un langage commun avec l’ensemble des Académies en région.

 


PREMIÈRE PÉRIODE
De Colmar à l’Alsace, quatre décennies d’ancrage régional


De la création en 1952 jusqu’au début des années 1990, les trois premières équipes se distinguent par leur appartenance à la génération de la première moitié du siècle. Leur intérêt pour la littérature et pour la conservation du patrimoine, notamment archivistique, se manifeste dans nombre des activités de l’Académie d’Alsace, tout en témoignant un intérêt éclectique pour les thèmes abordés durant les conférences ou à propos d’œuvres ou de travaux récompensés par les prix littéraires et scientifiques. Durant cette période, l’Académie, essentiellement colmarienne à l’origine, s’étend et s’implante dans toute la région.

 

 

1952–1972. René Spaeth : la fédération d’énergies créatrices


René Spaeth, sous son nom de plume « René d’Alsace », préside à la création de l’Académie d’Alsace en 1952. Né en Italie en 1890 dans une famille alsacienne, après des études de droit à Nancy et à Londres, il devient rédacteur en 1910 au Journal d’Alsace-Lorraine fondé à Strasbourg par le très patriotique Léon Boll, éditeur de presse engagé, collaborateur de Clemenceau. C’est animé des mêmes sentiments alsaciens et patriotiques que René Spaeth mobilise un groupe d’amis qui entreprend, dès la sortie de la Seconde Guerre mondiale, d’imaginer en Alsace une Académie sur le modèle des compagnies des provinces françaises, qui verra le jour en 1952. À son côté, dès le début, une efficace « chancelier », Solange Gilodi.
La vie de l’Académie d’Alsace se partage entre conférences, visites, assemblées générales – qui durent alors trois jours ! –, voyages et visites officielles. Outre des activités d’édition – bulletins de liaison, ouvrages, recueils poétiques – et de communication (une émission poétique sur Radio Strasbourg), la compagnie crée de nombreux prix littéraires dotés par des membres de l’Académie ou des partenaires extérieurs : Grand Prix Alfred Berthier, Prix de Poésie Juniors, Prix du Reportage Léon Boll, Prix du Folklore René d’Alsace, Prix de la Ville de Schongau, Grand Prix Maurice Betz – en tout treize prix jusqu’en 1970 (il y en a neuf aujourd’hui). Certains prix témoignent de façon singulière de l’esprit national de la compagnie, tel le Prix du Préfet du Haut-Rhin.
Parmi les lauréats, honorés lors de belles cérémonies solennelles, certains marqueront l’histoire littéraire, universitaire et culturelle de l’Alsace. Par exemple Georges Livet, historien et futur doyen de la faculté des Lettres de Strasbourg (Prix Berthier 1955), le poète et écrivain Alfred Kern (Prix Maurice Betz 1958), futur Prix Renaudot, Georges Foessel, futur conservateur en chef des Archives municipales de Strasbourg (Prix du Préfet du Haut-Rhin 1964), ou Victor Beyer, futur conservateur en chef des Musées de Strasbourg (Prix Maurice Betz 1969).
Les conférences d’hiver et les communications littéraires, historiques ou scientifiques animent l’intérêt tant des académiciens que de la population lors des séances publiques. Dans la salle des Dominicains ou au lycée Bartholdi à Colmar, ou bien à Strasbourg à l’Ancienne Douane, on y entend par exemple en 1955 des poésies de Marie-Hélène Desmaret ou, en 1956, Pierre Schmitt à propos des « Initiales et miniatures de la bibliothèque de Colmar ». En 1960, communication est faite sur « le prince Victor de Broglie et l’Alsace » par Victor de Pange. En 1967, l’historien Philippe Dollinger propose une conférence sur « Les pèlerinages alsaciens à Saint-Jacques de Compostelle », ou encore, en 1970, l’écrivain Henri Perrochon disserte sur l’usage de la langue française en Suisse. Le rendez-vous s’achève souvent par les prestations musicales d’une chorale dirigée par Joseph Muller.
On se déplace aussi en diverses visites officielles auprès de compagnies académiques sœurs, à Nancy en 1954 et 1963, à Genève en 1957, notamment à l’invitation de l’Académie des Jeux Florimontains de Savoie – à l’origine de la création de l’Académie d’Alsace –, ou encore à Schongau en Bavière, ville d’origine du peintre Martin Schongauer, en 1959, pour la naissance d’un jumelage avec Colmar, ou à Chambéry en 1962. L’Académie d’Alsace accueille également sur ses terres : lors d’une importante réception franco-allemande en 1960, ou bien en recevant des délégations des Académies de Metz, de Savoie et de Nancy, et la Société philomatique de Saint-Dié en 1966.
Il en va ainsi jusqu’en 1972. René Spaeth, actif et entreprenant président depuis vingt ans, disparaît le 21 novembre à Colmar, sa ville d’adoption, où il a implanté le siège de l’Académie d’Alsace. Un bâtisseur, un homme de contacts et d’initiatives. Ses successeurs et amis salueront « son sens de l’organisation, défendant par elle les valeurs régionales et s’élevant au-delà de la province vers les grands courants d’idéal communs à tous les hommes », selon les mots du chancelier Paul-Léon Marchal lors de la cérémonie commémorative de 1982.

 


1972–1978. Camille Schneider : continuité et éclectisme


Camille Schneider, qui succède en 1972 à René Spaeth, est né à Molsheim en 1900. Enseignant, auteur et conférencier, il réalise de nombreuses chroniques littéraires sur Radio Strasbourg, publie plusieurs ouvrages en allemand et en français, romans, recueils de poésie, monographies, histoire locale. Il est le cofondateur, en 1927, de la Société des écrivains d’Alsace et de Lorraine. Dès 1952, il est membre de l’Académie d’Alsace, en particulier à la section Belles-Lettres, en sa qualité notamment de délégué pour l’Alsace de la Société des gens de Lettres, membre également de l’Académie des provinces françaises et observateur permanent près du Conseil de l’Europe.
Les prix littéraires attribués durant ces années récompensent des auteurs et chercheurs qui seront les grandes figures de la vie intellectuelle alsacienne, voire parisienne, de la période. Le Grand Prix Maurice Betz pour Hubert d’Andlau-Hombourg en 1973, pour François Chalais en 1976 ou encore Marcel Schneider l’année suivante. Le Prix du Préfet du Haut-Rhin à Jean Schaal en 1974, pour ses travaux sur les sciences de la vie et de la terre. Le Prix René d’Alsace en 1973 au géographe Henri Nonn. L’historien Francis Rapp reçoit en 1976 le Prix du chanoine Berthier pour son ouvrage sur la Réforme. Le Prix de la Ville de Schongau revient en 1973 à François-Georges Dreyfus pour son Histoire des Allemagnes, avant que ne soit attribué le Prix Léon Boll en 1977 à René Uhrich pour ses réflexions sur l’économie alsacienne. Le Prix de l’Académie d’Alsace, quant à lui, est remis à Henry Antony pour son Éloge de la sottise. De nouveaux prix apparaissent, tel le Prix Jean-Jacques Crozet, qui récompense en 1976 Henri Vogt pour ses études sur la géographie et la géologie de l’Alsace.
Un important colloque international est consacré en 1977 au mathématicien et philosophe des Lumières Jean-Henri Lambert, né à Mulhouse en 1728, un projet qui mobilise la compagnie durant plusieurs années de préparation à l’occasion du deuxième centenaire de sa mort, en lien avec l’Université de Haute-Alsace et sous l’impulsion d’Alfred Kastler, académicien et Prix Nobel de physique.
Parmi les conférences proposées par l’Académie d’Alsace, notons, pour donner une idée de la variété des thèmes abordés, une communication de l’artiste Camille Claus en 1974 sur « L’art est-il mort ? », du neurologue Pierre Karli sur les bases biologiques de l’agressivité chez l’homme et l’animal en 1976, du chef d’entreprise et président de la Conférence nationale des Chambres de commerce Pierre Netter sur l’avenir de l’entreprise en 1977, de Georges Livet sur les rôles de la France et de l’Alsace durant la guerre d’indépendance des Etats-Unis.
Comme pour son prédécesseur, la présidence de Camille Schneider prend fin à son décès survenu le 13 septembre 1978. On peut dire qu’il a approfondi et continué l’œuvre de son ami René d’Alsace.

 


1978–1990. Pierre Schmitt : un virage patrimonial


Colmarien de naissance, Pierre Schmitt est un autodidacte qui travaillera toute sa vie professionnelle à la conservation du patrimoine alsacien à la bibliothèque de Colmar et aux Archives départementales. On lui doit notamment l’installation de la bibliothèque dans l’ancien couvent des Dominicains en 1951. Membre du comité de la Société Schongauer, il est aussi conservateur du musée Unterlinden. Le public lui doit entre autres l’introduction de l’art moderne et quelques grandes expositions. Par ailleurs, il contribue durant plusieurs décennies à l’essor de la Revue d’Alsace.
C’est un des fondateurs et piliers de l’Académie d’Alsace, secrétaire général de 1952 jusqu’à son élection à la présidence en 1978. C’est dire qu’il s’agit là encore d’un continuateur de stricte observance. « Trente ans ont passé depuis que l’Académie d’Alsace est née, et avec elle ses projets ambitieux pour susciter, encourager une expansion littéraire et artistique propre à refaire de l’Alsace ce qu’elle fut à l’aurore des temps nouveaux, un carrefour intellectuel de l’Europe. » Ainsi s’exprime Pierre Schmitt en 1982, à l’occasion du trentième anniversaire de l’Académie. C’est lors de cette séance commémorative que le professeur Alfred Kastler livre une communication remarquée sur la vocation européenne de l’Alsace.
Avec son chancelier Paul-Léon Marchal, Pierre Schmitt multiplie les séances brillantes et très suivies par le public. En 1979, Victor de Pange propose un « Plaidoyer pour la culture » au château de Klingenthal. La même année, Bernard Thierry-Mieg disserte sur « Mulhouse, ville textile, hasards et logique d’une expansion ». En 1980, une importante séance inter-académies a lieu à Nancy, donnant notamment la parole à Julien Freund sur les migrations en Lorraine et en Alsace, et à Guy Perny sur les origines alsaciennes et lorraines de l’Ordre de Malte. En 1982, un concours public prémonitoire est organisé sur « La mesure de l’empreinte de l’homme sur son milieu », à l’issue duquel est primé Victor Beyer, alors inspecteur général des Musées classés et contrôlés. Enfin, parmi beaucoup d’autres interventions savantes, Jean Lebeau examine en 1983 l’importance de la Réforme pour l’humanisme rhénan.
Et puis les prix littéraires et scientifiques récompensent toujours des personnalités connues ou émergentes. On relève notamment Christiane Roederer, qui reçoit le Grand Prix Maurice Betz en 1983, avant Sylvie Reff en 1986 ou Freddy Sarg en 1990. Le Prix du Préfet du Haut-Rhin est quant à lui attribué en 1980 à Antoine Gardner et Marc Grodwohl (le créateur de l’Écomusée d’Alsace) pour leurs travaux sur « La maison paysanne dans le Sundgau ». Le Prix René d’Alsace récompense Marie-Claire Vitoux en 1984, Daniel Walther l’année suivante ou Élisa Rossignol en 1992. Gérard Leser se voit attribuer le Prix du Chanoine Berthier en 1990 et Monique Fuchs le Prix Léon Boll en 1979 et celui de la Ville de Schongau en 1984. Une part importante est consacrée à l’histoire, mais aussi aux disciplines scientifiques. À signaler une remise de prix qui créera une actualité « people » : le recueil Chemin faisant, du prince Henrik de Danemark, de naissance française, reçoit le Grand Prix de l’Académie d’Alsace en 1985.
Souhaitant laisser à un successeur la tâche de poursuivre efficacement l’œuvre accomplie, Pierre Schmitt quitte ses fonctions en 1990 (il décédera en 1998). Sa présidence a amorcé une mutation remarquée de l’Académie d’Alsace, devenue plus « patrimoniale », moins littéraire, davantage tournée vers la recherche historique régionale et les disciplines scientifiques, évolution en douceur que son successeur amplifiera.

 


Deuxième PÉRIODE
De l’histoire et des sciences en général, et de l’Alsace en particulier


Après le temps des fondateurs vient celui des « consolidateurs ». Les thèmes proposés par les conférences ou honorés par des prix valorisent de plus en plus la recherche universitaire, tant dans les sciences, notamment celles de la nature, qu’en histoire.

 


1990–1996. Raymond Oberlé : ouverture vers l’Université


Raymond Oberlé, né à Strasbourg en 1912, a été enseignant, se hissant à tous les échelons de la carrière : instituteur après ses études d’histoire à l’Université de Strasbourg, puis professeur d’histoire dans plusieurs établissements secondaires de Mulhouse, tout en étant parallèlement archiviste de la Ville de Mulhouse. Il passe sa thèse et devient maître de conférences à ce qui deviendra l’Université de Haute-Alsace, où il crée des diplômes d’archiviste. Il est également vice-président de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace. Une grande partie de ses travaux est consacrée à l’histoire de Mulhouse et de sa région, notamment le contexte de l’émergence et du développement de son industrie.
Entré à l’Académie d’Alsace en 1976, il en devient chancelier en 1988, deux ans avant d’en accepter la présidence, pour y développer, en particulier, la valorisation de la recherche historique, tout en poursuivant les traditions académiques humanistes de la compagnie, avec le chancelier Bernard Pierrat à son côté. Les historiens sont très actifs dans la compagnie, en particulier Philippe Dollinger, Georges Livet, Jean-Marie Schmitt. Le maillage territorial et l’intérêt pour l’histoire de l’Alsace et du bassin rhénan se conjuguent avec la création en 1991 du Prix de la Décapole, avec une réception de remise organisée dans l’une des dix villes membres de l’ancienne ligue. La première édition attribue le prix à un collectif d’auteurs pour leur ouvrage sur le Haut-Koenigsbourg. Gabriel Braeuner (qui deviendra chancelier de l’Académie en 2018) reçoit le Prix René d’Alsace en 1995 pour son ouvrage sur Pfeffel, quand Nicolas Stoskopf se voit décerner celui de la Décapole, le Grand Prix Maurice Betz étant attribué à Joseph Fuchs.
L’attribution des prix ne faiblit donc pas et révèle les évolutions des centres d’intérêt de l’Académie, en lien avec les mutations de la société. Ainsi, une section « sciences de la nature », signe de l’attention naissante aux questions environnementales, se crée sous l’impulsion de Jean-Claude Gall, alors vice-président de l’Académie, et un Grand Prix Maurice Betz est remis au médecin, naturaliste et dessinateur René Ulrich en 1993.
D’autres remises de prix révèlent l’attention croissante à la question de la langue régionale : le Grand Prix Maurice Betz attribué à Freddy Sarg en 1990 et à Raymond Matzen en 1991. Le Prix René d’Alsace est quant à lui décerné en 1994 à François Lotz pour son travail d’inventaire des artistes alsaciens. En 1995, Christiane Roederer, par ailleurs présidente de la Société des écrivains d’Alsace, de Lorraine et du Territoire de Belfort, et Bernard Pierrat animent un café littéraire au Salon du livre de Colmar, début d’un partenariat toujours vivant avec la plus importante manifestation de promotion du livre et de la lecture dans la région.
Parallèlement, l’intérêt pour les travaux scientifiques se renforce. En témoignent par exemple la séance publique d’hiver de 1993 consacrée à des communications sur les migrations et les cultures en Alsace ; une grande conférence en 1994 sur la vie scientifique, les mathématiques et la chimie. Ce courant est porté par des membres actifs qui prendront des responsabilités ultérieures, ainsi les universitaires Jean-Claude Gall, en géologie, ou Jacques Streith, en chimie.
C’est dans ce contexte que Raymond Oberlé passe la main en 1996 (ce qui ne l’empêchera pas de rester actif au sein de la compagnie jusqu’à son décès en 2007). Cette année-là, en guise de rapport d’étape, l’Académie publie l’ouvrage collectif Regards sur l’Alsace et son destin, où toutes les réalités régionales et les enjeux nouveaux – aménagement du territoire, écologie et agriculture, mutations économiques, nouvelles technologies, gastronomie, santé, Europe – sont abordés. Sont notamment proposés des articles antérieurs sur la géologie et l’environnement ou la bioéthique. L’ouvrage augure également les disciplines scientifiques et techniques qui seront à l’honneur à l’Académie, sans ignorer ses thèmes traditionnels. Par exemple, l’urbanisme et l’évolution des villages alsaciens ; les liens entre culture, agriculture et nature en Alsace ; la gastronomie ; le rôle de la science ou les mécanismes de la cancérogenèse chimique.

 


1996–2002 Jean-Claude Gall : sciences, culture et identité


Jean-Claude Gall, le nouveau président, est né à Hoenheim en 1936. D’abord instituteur, il embrasse la carrière universitaire après son agrégation puis un doctorat consacré à la paléoécologie des grès de la cathédrale de Strasbourg, recevant pour ses recherches le Prix Cuvier de l’Académie des sciences en 1973. Professeur des universités à Strasbourg en 1978, en charge du laboratoire de paléontologie, il crée en 1996 une lithothèque collectant des roches et fossiles des cinq continents, lui ouvrant un réseau mondial de contacts et d’échanges.
Entré à l’Académie d’Alsace en 1977, vice-président durant le mandat de Raymond Oberlé, il en devient président en 1996, avec un nouveau chancelier, à nouveau une femme après Solande Gilodi aux débuts de l’Académie : Christiane Roederer.
La science avec Jean-Claude Gall, la vie littéraire avec Christiane Roederer : voilà de nouvelles impulsions qui permettront d’aborder des questions comme le rôle des médias, les philosophes présocratiques ou bien la création musicale en Alsace. L’histoire européenne y occupe une place de choix. À signaler la visite de l’archiduc Gérard d’Autriche lors d’une évocation des liens entre les Habsbourg et la Haute-Alsace en 1996 à Ottmarsheim, et plusieurs conférences sur les relations avec la Suisse. L’humour n’est pas absent : Gérard Leser, Freddy Sarg et Benoît Bruant interviennent sur ce thème fédérateur.
Couronnant ce travail académique exigeant et ouvert, c’est en 1998 que l’Académie d’Alsace est admise à la Conférence nationale des académies (CNA), affiliée à l’Institut de France, au côté d’une trentaine de prestigieuses académies de province, toutes créées sous l’Ancien Régime. Le rôle de Pierre Messmer, chancelier de l’Institut, ancien Premier ministre, a été déterminant pour faire admettre la plus jeune des académies dans cette fédération très « vieille France ». Une intégration réussie puisque, en 2017, l’Académie d’Alsace organisera avec succès l’assemblée de la CNA, au terme de laquelle Christiane Roederer sera élue présidente nationale pour deux années.
L’Alsace, sa terre, son économie et son identité font l’objet de plusieurs distinctions entre 1996 et 2002 : le Grand Prix René d’Alsace est décerné aux auteurs du Dictionnaire des Monuments historiques d’Alsace et à un ouvrage portant sur les Minéraux et mines du massif vosgien. Celui de la Ville de Schongau est attribué à un collectif pour son travail en faveur de la coopération transfrontalière et du bilinguisme en Alsace. Celui de la Décapole à Michel Hau pour ses travaux sur la famille industrielle des De Dietrich, et à Florence Ott pour son livre sur la Société industrielle de Mulhouse.
En 2002, Jean-Claude Gall préside, à Colmar bien sûr, la cérémonie du cinquantième anniversaire de l’Académie d’Alsace, en présence de Pierre Messmer, de délégués de plusieurs académies sœurs, et rappelle la mission de l’Académie : « Comprendre un monde qui change, qui déconcerte, afin de moins le subir et de le vivre mieux [...], telle est l’ambition qu’elle nourrit pour le demi-siècle à venir. » À cette occasion est produit un film réalisé à l’initiative de l’Académie et du Centre régional de documentation pédagogique, présentant le parcours de dix grandes figures alsaciennes, dont Hans Arp, Albert Schweitzer, Louise Weiss, Alfred Kastler, emblématique d’un xxe siècle en ombres et lumières.
Il convient de noter, au début de cette deuxième grande période qui vient d’être évoquée, le départ en 1990 de quelques membres, autour du bâtonnier strasbourgeois et poète Lucien Baumann, allés rejoindre l’Académie des Marches de l’Est, rebaptisée depuis Académie Rhénane.
Cet épisode n’empêchera pas l’Académie d’Alsace d’intégrer en 1998, seule pour la région, la prestigieuse Conférence nationale des Académies (CNA) qui réunit les trente-trois académies de province, pour la plupart créées sous l’Ancien Régime, qui répondent aux exigeants critères de l’Institut de France, l’autorité de tutelle. Après cette intronisation à la CNA, la compagnie est renommée : « Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Alsace » ; en 2017, le mot Alsace sera déplacé et le nouveau nom est désormais « Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts ». Envoyé par l’Institut de France, le professeur Alain Larcan affirme en 1998 que l’Académie d’Alsace est l’héritière des sociétés alsaciennes du xviiie siècle, interrompues après l’annexion de 1870, soulignant une « double culture sous-tendue par la coexistence de la langue française et du dialecte ».
troisième PÉRIODE
Un retour aux sources académiques : sérieux et bonne humeur
Au seuil et à l’orée du nouveau siècle, alors que les grandes questions de civilisation occupent les esprits dans une Europe qui perd sa prééminence dans le monde, l’Académie d’Alsace, après avoir installé des priorités scientifiques et historiques bien établies et qui resteront présentes, va s’ouvrir davantage aux sciences humaines, à la philosophie et aux spiritualités, à la littérature, renouant en quelque sorte avec l’esprit des origines.

 


2002-2008. Bernard Pierrat : le local et l’universel


Le Colmarien Bernard Pierrat, né en 1931, est une personnalité d’un tout autre horizon. Juriste de formation, il a travaillé dans l’industrie textile, à la direction de l’entreprise Blech Frères, emblématique des manufactures alsaciennes nées au xviiie siècle, et a créé un espace commercial artisanal à Colmar. Cet acteur engagé de la vie économique régionale fait une carrière académique rapide : admis en 1989, il devient chancelier en 1990 et président en 2002, avec pour chancelier Christiane Roederer.
Bernard Pierrat est un passionné et un spécialiste de Teilhard de Chardin, vice-président de l’Association des Amis du philosophe jésuite à la croisée de la spiritualité et de la science. Sa présidence inscrit davantage l’Académie sous le signe d’une approche humaniste des sciences et de la culture, entre le local et l’universel.
Du côté du local, les prix (Décapole, René d’Alsace, Maurice Betz) continuent à récompenser des œuvres classiquement d’intérêt régional : Les plus beaux villages d’Alsace, un ouvrage sur l’architecture religieuse en Alsace au Moyen-Âge, un Dictionnaire étymologique et historique des lieux d’Alsace, l’œuvre de l’artiste et artisan Spindler, le roman historique Ceux de la grande vallée, l’Anthologie de la poésie dialectale alsacienne. Davantage tournée au-delà de l’Alsace, la somme historique de Robert Steegmann consacrée au camp de Natzweiler-Struthof attire également l’attention. Car l’histoire reste centrale à l’Académie d’Alsace, dans la foulée du travail exceptionnel de Georges Livet, qui a formé à l’Université de Strasbourg une génération enthousiaste d’historiens, pour la plupart entrés à l’Académie, notamment Georges Bischoff, Jean-Marie Schmitt, Francis Lichtlé, Benoît Jordan...
Les conférences débattent sans tabou des questions d’environnement, de réchauffement climatique, d’écologie. Albert Jacquard disserte sur « L’homme face à l’évolution » et Jean-Marie Pelt de « L’homme face à son environnement ». En 2005, hommage est rendu à Pierre Teilhard de Chardin et à Albert Einstein. Michel Camdessus, ancien directeur général du Fonds monétaire international, vient parler de « L’homme face à la mondialisation », et Christiane Roederer de « L’humanisme au cœur de la construction européenne et du devenir du monde ». D’autres conférences abordent le cerveau et la pensée, la douleur, mais aussi l’archéologie, l’égyptologie, la généalogie.
La présidence de Bernard Pierrat, avec son équipe, illustre cette dualité entre intérêt pour l’Alsace et son identité, et pour des thèmes dépassant les frontières, à la recherche d’une contribution à la connaissance, aux sciences et à la culture en général. C’est dans la fidélité à cet axe de la compagnie auquel elle a grandement participé que Christiane Roederer prendra en 2008 la succession de Bernard Pierrat.

 


2008-2017. Christiane Roederer : éclectisme à 360 degrés


Strasbourgeoise, Christiane Roederer est écrivain. Elle a travaillé dans l’entreprise familiale d’assurances. Ses activités d’écriture (romans, poésie, essais) l’amènent successivement à la présidence de la Société des écrivains d’Alsace, de Lorraine et du Territoire de Belfort, de 1989 à 1995. Durant les années 1990, elle collabore aux Éditions La Nuée Bleue en qualité de directrice de collection, tout en assurant la vice-présidence de l’organisme Strasbourg Promotion Évènements.
Après avoir reçu en 1982 le Grand Prix Maurice Betz de l’Académie d’Alsace pour son roman Elsa Mann, Christiane Roederer devient membre de la compagnie en 1985 puis, de 1996 à 2007, assure la fonction de chancelier durant les mandats de Jean-Claude Gall et Bernard Pierrat. Elle est élue présidente de l’Académie d’Alsace en 2008, avec Jacques Streith à son côté comme chancelier. Elle quitte ses fonctions en 2017 – cédant le poste à Bernard Reumaux – en vue de l’organisation de la très prenante Conférence nationale des académies, accueillie durant quatre jours en Alsace en octobre 2018. Elle devient alors, jusque fin 2020, présidente de cette CNA qui lui tient à cœur, en tant qu’ancienne négociatrice de l’adhésion de l’Académie d’Alsace en 1998.
Si l’histoire et les sciences ne sont évidemment pas oubliées – surtout avec un chancelier, Jacques Streith, professeur à l’École de chimie de Mulhouse –, Christiane Roederer promeut un certain art de vivre, de dire, de raconter et de dépeindre les arts et la culture entre Vosges et Rhin et au-delà.
Au cours de ces années, les prix connaissent d’importants remaniements. Le Grand Prix scientifique Alfred et Valentine Wallach est créé en 2013 pour récompenser un jeune chercheur prometteur des universités alsaciennes. Dans un tout autre registre, un Prix Raymond Matzen vient couronner un bachelier excellant dans l’option Langues et Cultures régionales. Depuis 2016, le Prix Beatus Rhenanus, en partenariat avec les Amis de la Bibliothèque humaniste de Sélestat, promeut une figure de la culture rhénane, tour à tour en France, en Suisse et en Allemagne.
L’Académie bénéficie de la renommée de plusieurs membres d’honneur lauréats du Prix Nobel, comme Jean-Marie Lehn ou Jules Hoffmann, ce dernier par exemple présidant une séance publique en 2012 sur le thème « Préserver et transmettre l’humain ». À noter les conférences du neurobiologiste Pierre Karli sur la promotion du lien social, celles aussi sur la glyptographie, la musique, l’humanisme, le dialecte, le droit local alsacien-mosellan ou la chirurgie assistée par ordinateur avec le professeur Jacques Marescaux. L’éclectisme des thèmes reflète la « transdisciplinarité transgénérationnelle et humaniste » revendiquée par Christiane Roederer et son comité.
Cette ouverture à 360 degrés se traduit par des initiatives sortant du cadre classique des conférences, ainsi la création d’un Sentier des poètes à Munster en 2008, la mise en place d’une collaboration avec l’association « Femmes remarquables d’Alsace » en 2010, plusieurs expositions d’art et d’artisanat, un récital d’orgue à Issenheim en 2012. En 2016, l’Académie d’Alsace est sollicitée par le Conseil régional pour participer au Conseil culturel d’Alsace. La même année, elle est associée à la commémoration officielle de la réhabilitation du capitaine Dreyfus.
Enfin, dans le registre interacadémique, outre une participation active aux travaux de la Conférence nationale, est lancée en 2009 une manifestation annuelle regroupant les académies de l’Est : Nancy, Metz, Besançon, Dijon, Alsace – et dès 2020 Reims, qui fait son entrée à la CNA. La première édition de cette rencontre annuelle et itinérante a lieu au château de Pourtalès à Strasbourg. À cette occasion, l’historien Nicolas Stoskopf donne une conférence sur le thème « Des industriels contre le travail des enfants : l’exemple de l’Alsace ».
La présidence de Christiane Roederer traduit ainsi une volonté d’ouverture de l’Académie d’Alsace à la diversité des disciplines qui fondent le paysage intellectuel et culturel de la région dans son entier. Là se niche l’identité centrale de l’Académie d’Alsace. C’est forte de ces richesses transmises par les prédécesseurs et consciente de ce potentiel précieux que la nouvelle équipe mise en place en 2017 – avec l’éditeur Bernard Reumaux, président, l’historien Gabriel Braeuner, chancelier, le chef d’entreprise Jean Hurstel, secrétaire général de la CNA, et l’ensemble du comité – a organisé la Conférence nationale à l’automne 2018 et lance en 2019 les Agoras nomades de l’Académie d’Alsace.

 

Une huitième séquence s’est ouverte, la belle aventure continue.

 

Peut-il y avoir une académie alsacienne sans agapes ou convialité ? Menu servi après une séance ordinaire à Colmar en 1956. L'illustration est de Hansi, disparu cinq ans plus tôt.

 

Pionnière dans la réconciliation franco-allemande, l'Académie d'Alsace participa activement aux initiatives de réconciliation après la guerre. Un symbole fort fut l'échange entre la ville de Colmar et celle de Schongau en Bavière (ville natale du peintre Martin Schongauer. sur la photographie, en avril 1959, le maire de Colmar, Joseph Rey (2e à gauche), le maire de Schongau, Dr Ranz (à droite), le président de l'Académie d'Alsace, René Spaeth (au centre),  et à son côté Solange Gilodi, l'influent chancelier de l'Académie, longtemps seule femme siégeant dans la compagnie.

 

Assemblée générale à Haguenau en 1958.

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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