Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
    Académie d’Alsace   des Sciences, Lettres et Arts  

Notre vie linguistique

 

par Paul Adolf

Linguiste, créateur de l'Université populaire d'Obernai, auteur de livres d'apprentissage de l'anglais par l'alsacien.

 

 

Les Alsaciens ont changé  de drapeau plusieurs fois sans décider eux-mêmes de ce changement : « il y avait toujours  un drapeau au grenier », faisaient remarquer les Anciens, dont l’humour était une thérapeutique. Les langues évoluent, elles aussi, continuellement, certaines meurent… Jadis maint Alsacien se sentait aussi tiraillé par plusieurs langues… tout comme son « Elsàssländel ».

Ce chassé-croisé, ces mélanges linguistiques expliquent sans doute mon allergie linguistique au monopole du monolinguisme ou encore à l’uniformité, à la standardisation linguistique. Plus d'un Alsacien vit avec une ou plusieurs langues par jour, et pas seulement le français et l'alsacien.


Cette ambivalence linguistique, ne disons pas schizophrénie linguistique, a été sans doute à l'origine de mon goût pour l'étude comparée de l’alsacien, de l’allemand, du français et de l'anglais, et le développement de la « linguistique contrastive ».  Cette dernière est considérée comme une branche de la linguistique appliquée, qui travaille sur la comparaison des micro-systèmes de deux (ou éventuellement de plusieurs) langues afin de faciliter leur enseignement et leur apprentissage. On ne confrontera pas deux langues, mais, pour chaque phénomène abordé, on fera le point sur la solution qu’utilise le français et on étudiera le même problème dans une autre langue (ou dans quelques-unes).

 

La linguistique ou avec le terme plus courant la « grammaire comparée » remonte au 19e siècle. Elle confronte le plus souvent des mots, mais aussi des structures grammaticales de deux ou de plusieurs langues. On pose l’hypothèse que les mots (ou éléments) comparés qui se ressemblent (p. ex. anglais mother, allemand Mutter, ou bien français fait, roumain fapt, italien fatto) remontent à une forme unique qui a évolué de deux ou de plusieurs manières différentes.

 

Cet héritage commun peut être démontré en faisant intervenir les lois phonétiques qui se manifestent en correspondances régulières. Par exemple, le latin –ct- de factum se transforme en –ait en français, en –pt en roumain et en –tt en italien, et non seulement dans ce mot factu>fait, etc. mais aussi en lacte>lait. Le résultat des recherches comparatives permet d’établir les liens parenté entre les langues et de les regrouper en « familles de langues ». On peut profiter de ces résultats dans les analyses contrastives: en principe, entre deux langues appartenant à la même famille génétique on peut s’attendre à plus de ressemblances qu’entre deux langues sans aucune parenté.


En Alsace, terre de langues en contact, cette linguistique contrastive s’impose, car les approches didactiques traditionnelles ne suffisent pas pour assurer la maîtrise dans le maniement de la langue apprise, surtout chez l'apprenant adulte qui compare consciemment ou inconsciemment sa ou ses langues sources avec la langue cible. Il faut donc faire intervenir la psycholinguistique et la linguistique contrastive, car la connaissance des processus de contact de langues passe par la méthode contrastive appliquée aux substrats chez les sujets bilingues alsaciens apprenant l'anglais.


Une méthode de linguistique contrastive - complémentaire à la méthode directe - fournira à l'enseignant ayant un plurilinguisme minimal d’abord - en collaboration interdisciplinaire - et à l'apprenant de précieuses indications sur la nature et l'origine de la faute interlinguistique tant à l'encodage qu'au décodage des énoncés.
Par exemple, la phrase  Can you make out that light?  Ne signifie pas « Pouvez-vous éteindre cette lumière ?, Kenne Ihr diss Liecht üsmàche ? », mais « Peux-tu/Pouvez-vous discerner cette lumière ? » ; on est conduit à distinguer éteindre, discerner, mais aussi distribuer (to give out), contre ausgeben, dépenser, to spend.


L'enseignant - en collaboration interdisciplinaire - et  l'apprenant y trouveront des exercices correctifs (accent, orthographe, sens et emploi des mots partenaires, structures de phrases) et précieuses indications sur la nature et l'origine de la faute interlinguistique  (interférence) tant à l'encodage (expression) qu'au décodage (compréhension) des énoncés grâce à cette méthode d’enseignement complémentaire. Par exemple, dans le syntagme The farmer's wife has nice calves, le lexème calves peut renvoyer lors du décodage , à deux référents : mollet m.(corps humain) ou encore au veau m.(animal )

 

Acquérir des langues peut évidemment se faire par le seul effort d’apprendre, mais on gagne à les rendre familières par ce qui les unit et les sépare, grâce à l’aide complémentaire de la comparaison ou, plus précisément, grâce à la linguistique  contrastive : il était normal et logique que ce substrat dialectal alsacien serve aussi à former des phrases. Ainsi le dictionnaire L’anglais par l’alsacien, publié en 1996, a fourni des matériaux de construction qu’il s’agit à présent de réutiliser selon des thèmes de la vie courante notamment tels que Mer gehn schwìmme . Wir gehen schwimmen . We’re going to swim . Nous allons nager dans le Guide pratique de conversation touristique en français, allemand, alsacien, anglais. Jetons des ponts, mais ne construisons plus de murs, de barrrières entre les langues !

 

 

Yes we can – Where there’s a will there’s a way!              

           

Wo e Wille isch, isch au e Weg :  là où volonté il y a, une voie elle ouvrira. De ce multilinguisme, nous pouvons tirer des leçons. Ainsi, en étudiant attentivement en tant que linguiste le fond commun et les liens de parenté entre les langues que beaucoup d’entre nous parlent, j’ai compris que mettre en avant ces « relations de famille » ne pouvait que faciliter l’apprentissage de ces mêmes langues.
Nos parlers alsaciens devraient ainsi  pouvoir servir d’exemple et de tremplin pour acquérir d’emblée un minimum de bases et de structures fondamentales et, évidemment aussi, pour prémunir le bilingue alsacien contre diverses fautes (interférences) auxquelles il  est inévitablement exposé.


Comment résister à la curiosité de voir le dessous des étranges ressemblances étymologiques et des différences entre des langues  qui se ressemblaient ? Par exemple, alsacien et allemand, puis alsacien, allemand, anglais et français.     
Ce goût personnel de la comparaison linguistique existe chez ceux qui, depuis leur jeunesse, sont habitués à deux langues : l’alsacien, la langue maternelle, et le français à l’école ; puis, en 1940, l’allemand, puis l’anglais en 1945 par des bribes d’américain et des rudiments du français interdit chez les Allemands : bien des Alsaciens sont ainsi nés avec des comparaisons de mots et structures partenaires, habitués à passer d’une langue à l’autre, influencés par ces analogies interlinguistiques . Paul Valéry a justement dit que ce qui ne ressemble à rien n’existe pas !


Le plus souvent, les enfants bi- ou plurilingues partent des sons ou de la signification des mots et des expressions, et comparent les mots de leur(s) langue(s) d’origine – généralement la langue parlée à la maison – à ceux de la langue de l’école. Les enfants parlant un dialecte le font aussi de temps en temps.
Les adultes alsaciens ayant  besoin de formation continue, nous avons créé l’Université Populaire d’Obernai en 1966, comprenant que, pour nous adapter à un monde en perpétuelle évolution, il était essentiel pour les adultes de continuer à se former dans tous les domaines  et dans une ambiance conviviale et amicale.
Cette Université Populaire d’Obernai est ensuite devenue l’Université Populaire Sans Frontières pour adultes, avec des sections dans plusieurs villes moyennes bas-rhinoises spécialement pour apprendre d’abord des langues. Il faut se battre pour promouvoir, à côté du français, l’anglais et, en même temps, les dialectes alsaciens, vieilles variétés antérieures à l’allemand standard  moderne. Jusqu’à Castroville (Texas), j’ai démontré qu’affirmer aussi son identité alsacienne en qualité d’Américain n’équivaut pas à faire sécession mais à être complet !


L’Université Populaire promeut l’idée que les parents ont intérêt à étudier trois langues et à continuer de parler le dialecte avec leurs enfants.Il s’agit dans un premier temps de revenir à ses racines. Quel plaisir de vivre en symbiose dans notre pays frontalier ! Effectivement on ne s’intéresse pas seulement aux maisons à colombages, à la gastronomie, aux cigognes,  mais aussi à l’alsacien et à l’Alsace, pour mieux saisir notre mode de vie et pénétrer au cœur de nos coutumes et traditions. On saura mieux apprécier les Alsaciens  si l’on comprend la langue qu’ils parlent.


Les symboles obernois du drapeau français, de l’aigle autrichien et des services religieux bilingues, voire trilingues en français, latin et allemand à l’église, et des plaques touristiques  trilingues en français, allemand et anglais – en   présence de plaques de rues en français-alsacien que j’ai proposées à la municipalité de poser – démontrent bien cette dualité culturelle de l’Alsace, de même que les plaques historiques touristiques en français, allemand et anglais.


La cohésion sociale a tout à gagner du contact interlinguistique, facilité par la linguistique contrastive.

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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