Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
    Académie d’Alsace   des Sciences, Lettres et Arts  

Au nom de tous nos liens

Par Théo Graber,

Membre du Comité directeur de l'Académie d'Alsace

 

Par l’inversion des codes sociaux, la pandémie a plongé notre planète dans situation inédite, provoquant une crise existentielle, en plus de sanitaire : la distanciation, le confinement, la non-relation sociale sont devenus des vertus civiques ! Le principe fondateur de la libre circulation (Traité de Rome) a explosé, et les pays ayant vécu en Union européenne se sont à nouveau hérissés de frontières… Honnie, considérée comme irrationnelle et anti-scientifique, la fermeture des frontières est subitement devenue une mesure de salut public… Les petits commerces de centre-ville (cafés, librairies), créateurs de liens sociaux, ont été fermés par autorité d’État ; et, après ce traitement prolongé, certaines boutiques risquent leur disparition définitive. Tandis que de grands groupes internationaux, en position dominante, prospèrent sur et avec la crise sanitaire...     

De vague en vague, certains secteurs d’activité vont se retrouver, malgré les aides financières gouvernementales d’urgence, dans une position  périlleuse :  chiffre d’affaires remplacé par des endettements, et risque du dépôt de bilan. Quant aux situations individuelles, elles sont parfois traitées de manière aberrante : il se dit qu’en Angleterre une danseuse professionnelle a été invitée à travailler dans la cybersécurité plutôt que de vouloir poursuivre dans la chorégraphie…
Loin de la société « conviviale » tant espérée, c’est le danger de l’ubérisation des métiers à la merci des plateformes numériques qui apparaît. Et se révèle, également, l’illusion de la « globalisation heureuse » par une économie ultra-libérale à visée planétaire. Après des disputes peu honorables sur les tarmacs et la mise en évidence de nos dépendances pharmaceutiques extra-européennes, le doute grandit quant à la vertu de la « gouvernance globale ». Utopie « Village numérique » et « One World » laissent la plupart des peuples sceptiques, peu enclins à se dissoudre dans la mondialisation.                                                                                                      

    

L’indispensable culture

 

Nul ne peut douter de l’implication indispensable de la culture dans le processus de construction ou de consolidation européennes, sous forme d’échange d’idées, de valeurs, d’idéaux entre les peuples, et comme moteur d’intégration et de cohésion sociales. Alors pourquoi un retard de trente ans pour déclarer la culture « nouvelle étape de la construction européenne » ? Et pourquoi si souvent traiter la culture en variable d’ajustement, ou comme survivance retardée et folklorisée d’un vieux monde en voie d’extinction ? 

La fonction sociale, économique et politique de la culture est réévaluée aux temps d’incertitude éthique et de dissolution des liens sociaux. La France a su montrer un chemin institutionnel plus noble en 1959, sous l’impulsion pionnière de De Gaulle, et avec Malraux.
L’essence de la culture européenne réside dans une diversité vivante et fécondante. Ce qui est important, a résumé Edgar Morin, « ce ne sont pas seulement les idées maîtresses (christianisme, humanisme, raison, science) ; ce sont ces idées ET leurs contraires, ET le dialogue des pluralités ». « Ce qui importe dans le devenir de la culture européenne, c’est la rencontre fécondante des diversités, des antagonismes, des concurrences, des complémentarités, c'est-à-dire leur dialogique. »  Permettant à chacun de trouver sa voie et son horizon, livres et lecture répondent, précisément, à cette caractéristique fondamentale.                                                                         La stratégie mondialiste privilégie l’unification, voire l’uniformisation simplificatrice. Mais elle apparaît alors entachée de deux erreurs majeures : d’une part, elle sous-estime la force des nations ;  d’autre part, elle veut harmoniser les communautés humaines par l’économie, ce qui la conduit à l’impasse. Car les peuples ne sont pas de simples populations interchangeables, et la rationalité économique ne produit qu’un faible sentiment d’appartenance.

 

 

Dans un monde où l’homme manque à l’homme

 

La mondialisation issue du développement exponentiel des réseaux de communication, notamment informatiques, a eu pour effet l’interdépendance croissante des économies et des bouleversements dans l’ordre culturel. La culture est alors invoquée pour recoudre le tissu local, national et international déchiré. La culture est souvent un bon recours ; mais c’est aussi parfois attendre trop d’elle.  
« Ceci tuera cela », prophétisait Victor Hugo en regardant Notre-Dame de Paris. « Multiplié » par l’invention de Gutenberg, le livre imprimé a pu, en effet, gagner à ses idées en peu de temps un nombre considérable d’esprits ; en ce sens, le papier a pu paraître plus fort que le majestueux édifice de pierre, « synthèse de tout un pays » (Auguste Rodin).
Certains croient assister actuellement, à la fois, à la fin de règne du livre et au « soleil couchant » des cathédrales. En réalité, le livre-papier, par la force irremplaçable de ses qualités propres, a triomphé des menaces successives de la presse, du phonographe, du téléphone, de la radio, du cinéma et de la télévision, comme il survit aujourd’hui aux écrans d'ordinateurs.                                   
Fidèle reflet de toute une civilisation, le livre, moteur de l’Histoire, a su s’adapter aux changements techniques.  Que toute la chaîne du livre, de l'auteur à l'éditeur, en passant par l'imprimeur, le diffuseur, le libraire, soit bouleversée par l’informatique, voire par la croissante dématérialisation de livres, ne signifie pas la fatale mort du livre. Dans son « immortalité précaire » (Victor Hugo), le livre est une nouvelle fois entré en résistance.
Quant aux cathédrales, ces « livres de pierre », gardiennes de la mémoire de l’Humanité, chacun a pu constater en avril 2019 lors de l’incendie de Notre-Dame de Paris, la puissance de l’émotion planétaire suscitée par le terrible événement. Tandis que l’on dénombre quatre millions de pèlerins et visiteurs par an pour la cathédrale de Strasbourg, « prodige du gigantesque et du délicat », admiré de Hugo et célébré par Goethe.
Il est donc totalement hors de question, pour nous, d’en finir avec les cathédrales et les bibliothèques ! Elles affirment la prééminence de Dieu et des hommes sur les choses.

 

 

 

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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