Honorons Émile Jung, très belle personne
Émile Jung (2 avril 1941 – 27 janvier 2020)
Hervé This
Je me souviens d’Émile : la première fois que je l'ai rencontré, c'était à la Foire européenne de Strasbourg, et je me souviens d'un sorbet au riesling que nous avions fait à l'azote liquide, bien avant que la cuisine moléculaire ne devienne en vogue avant de s'imposer partout (car elle est partout : avec les siphons, l'agar-agar, l’œuf parfait, la cuisson à basse température...). Je vois encore la main d’Émile, ce jour-là, saler la préparation, et je me souviens de mon admiration que l'assaisonnement soit parfait.
L'année suivante, je lui avait fait part de mon étonnement, et, gentiment, il m'avait expliqué : « Tu vois, je fais des allers-retours au-dessus de la casserole, je laisse filer le sel régulièrement et je compte le nombre d'allers retours... Tout simple, non ? » Oui, tout simple… mais le mystère n'était évidemment pas là : comment savait-il approprier ce nombre d'aller-retours à faire à la quantité qu'il salait ?
Puis il y avait eu ce programme de recherche européen auquel je l'avais convié, et auquel il avait accepté de participer, faisant preuve d'une curiosité bien supérieure à celles de ses collègues : à l'époque, le monde culinaire refusait absolument que la science ne vienne fourrer son nez dans les casseroles ! Et ce fut l'occasion de nouvelles rencontres, de nouvelles expériences. Face à des Ferran Adria à ou à des Heston Blumenthal, Émile était le roc des sauces, du goût, et il opposait, à juste titre, ses sauces superbes, d'art culinaire, aux artifices technologiques des plus jeunes. Mais il s'intéressait à tout, aux nouveautés comme aux beautés antiques ou anciennes. Et c'est ainsi que je me souviens d'un repas au Crocodile où, tout du blanc du chef, il faisait en salle des flocons givrés qui étaient servis aux convives.
Mais les souvenirs se mélangent, parce que je me souviens aussi d’être reparti un jour de Strasbourg avec des cailles farcies au foie gras, dans un bocal qu'il m'avait remis : ce ne fut pas facile de leur faire passer les barrières d'aéroport.
Je mélange, mais je me souviens de cette journée extraordinaire où, à son invitation insistante (il savait être délicatement volontaire, en faisant jouer la corde de l'amitié), j'avais pris l'avion pour aller le voir, pour parler de sauce. Dans la cuisine du Crocodile, j'avais eu un cours particulier d'une journée entière : une journée entière pour une seule sauce ! Mais une seule sauce dont il me décomposait toutes les étapes, commentant, discutant chaque geste, chaque préparation... Je m'étais d'ailleurs étonné que son équipe ne soit pas plus attentive à ce savoir qu'il distribuait si généreusement, mais j'imagine qu'il fallait faire avancer le navire amiral. En tout cas, Émile avait eu ce geste final : la sauce était faite, fruit d'une journée de travail, et il m'avait invité à goûter : c'était remarquable, mais il m'avait dit « Tu vois, c'est un grand arbre sans ses feuilles, mais maintenant il va prendre ses couleurs », et il avait ajouté du sucre, très peu... et tout avait effectivement changé tel qu'il me l'avait dit. Bien sur, j'avais discuté la chose, proposant du glucose à la place de ce saccharose qu'il employait, car telle était notre relation, que j'avais cette obligation morale -un plaisir, en réalité- de contribuer autant que je pouvais à l'amélioration de l'art culinaire.
Je me souviens d'autres rencontres, d'autres occasions de discuter, partagés entre la poésie du beau et la rationalité de la science et de ses applications proprement technologiques.
Toujours, son bon sourire, sa pensée lunaire, sa poésie, le chemin qu'il suivait sans que l'on puisse ni ne l'en veuille vraiment l'en faire dévier. Ses yeux, sa manière. Sa voix si particulière pour nous dire qu'un plat devait avoir une partie de violence, trois parties de forces et neuf parties de douceur... Quoique... "douceur" : il m'a repris cent fois à propos de ce mot qui était le mien de ce que j'avais compris de lui, et qui n'était pas exactement son terme.
Bien sur, il y avait la rencontre de l'opératif et du spéculatif, dans tout cela. Mais surtout, il y avait de la cohérence, et je crois -sans le lui avoir soumis- qu'il n'aurait pas désavoué une de mes principales formules « Le summum de l'intelligence, c'est la bonté et la droiture ». Désormais, quand je distribuerai cette idée, je n'oublierai pas que mon ami Émile la partageait sans doute.