Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
    Académie d’Alsace   des Sciences, Lettres et Arts  

Profitons de ces temps troublés pour rénover les études

Hervé This vo Kientza,

 

Physico-chimiste INRAE, professeur à AgroParisTech, directeur du Centre INRAE-AgroParisTech de gastronomie moléculaire

 

 

Avec le confinement, l'ensemble du système de formation a cherché des solutions pour assurer la continuité des cursus. Parfois, c'était seulement une "rustine", mais, parfois aussi, des innovations plus profondes ont été proposées . On peut espérer que le meilleur des usages nouveaux sera conservé, car le besoin de rénover les études   était criant, depuis des décennies.

 

 


1. Un constat


La dernière partie de la dernière phrase du paragraphe précédent mérite d'être justifiée, car elle est le fondement de toute la réflexion présentée dans ce texte. Et cela est facile, tant les plaintes sont nombreuses, depuis des décennies, de la part des trois composantes des systèmes de formation (on voit que j'évite le mot "enseignement" :  la raison en sera donnée plus loin) que sont, dans un ordre que je critique, les professeurs, les étudiants, l'administration.

 


1.1. Les professeurs

 

Commençons par nommer justement "professeurs" des personnent qui professent, à savoir qui "parlent devant" (TLFi, 2020). Un certain laisser-aller terminologique conduit parfois à l'utilisation du mot "enseignant" (Milner, 1984), surtout par ceux qui voudraient gommer des différences entre des professeurs, des maîtres de conférences, etc., mais là encore, on justifiera cet évitement plus loin.
Pour en rester aux faits, on peut trouver très étonnant que, lors des évaluations nationales des établissements de formation, en France en tout cas, les réunions à huis clos entre les équipes de visite et les professeurs soient souvent l'occasion -quand la hiérarchie est absente- de plaintes concernant des charges de travail excessives, avec d'innombrables réunions "pégagogiques" (encore un mot mal choisi, puisque les étudiants des universités, majeurs, ne sont donc plus des enfants, ce qui est dans l'étymologie du terme), des "charges de cours" considérables, etc. Bien sûr, on peut faire la part de revendications corporatistes, mais demeure le fait que ces plaintes soient exprimées de façon si soutenue, et depuis tant de temps. N'y a-t-il pas lieu d'en tenir compte ?
Ce qui est également intéressant, pour la présente analyse, c'est que de nombreux professeurs aiment "enseigner", terme qu'ils utilisent plutôt que "professer". Est également surprenant que beaucoup d'entre eux se chargent (le mot est voulu) de produire des "cours" originaux... alors que n'importe quel sujet est aujourd'hui traité d'innombrables fois, souvent à l'identique, dans d'innombrables documents écrits ou dans des vidéos que l'on trouve à foison sur internet. Les professeurs doivent-ils vraiment pondre,  encore et encore , des cours de thermodynamique classique ou statistique, de chimie des solutions, d'optique élémentaire, d'introduction à la chime quantique, alors que les catalogues d'éditeurs ne cessent de s'augmenter de ces mêmes titres année après année, que les bibliothèques en regorgent, et, surtout,  qu'internet en identifie des quantités excessives ?
Ce qui vaut pour les études supérieures mérite d'être analysée pour les collèges et les lycées : à quoi bon ces innombrables manuels tous identiques à des détails près ?
D'ailleurs, ne doit-on pas, aussi, s'étonner quand, dans des réunions relatives à l'utilisation de méthodes numériques dans les systèmes de formation, on entend des collègues s'opposer au wifi dans les salles de cours au motif que les étudiants iraient sur internet pendant le cours "pour vérifier ce qu'on leur dit"  ? Après tout, si les étudiants peuvent trouver l'information  qu'on leur délivre, pourquoi perdre du temps à la leur délivrer ?
Bref, de nombreux professeurs se plaignent, et l'on aura l'honnêteté de se souvenir que cela n'est pas nouveau. Et j'en termine pour le moment avec cette abominable expression de "charge de cours" : n'est-ce pas, au contraire, un honneur que d'être en présence d'êtres humains qui écoutent ce qu'on leur dit, qui reçoivent de l'information (inutile, puiqu'elle est en ligne) et, surtout, des outils intellectuels que sont notions et concepts, méthodes et valeurs ? N'est-ce pas une responsabilité merveilleuse, un privilège, que d'exposer des matières qui nous sont chères, et dont on espère qu'elles contribueront à la fondation de projets professionnels ?

 


1.2. Les "élèves", les "étudiants"

 

J'ai fait précédemment quelques précisions lexicales, mais cela n'est qu'un début, parce que les confusions terminologiques sont des symptômes qui peuvent nous mettre sur la piste de maladies de pensée plus graves.
Ainsi j'ai utilisé le mot "étudiant" pour désigner aussi bien ceux de l'université que des écoles, collèges et lycées : tous étudients, et le terme "élève", en français s'applique à des enfants ou à des étudiants d'institutions particulières, telles les Ecoles d'ingénieurs, pour la France. Le mot "étudiant", lui, est parfaitement juste pour tous les niveaux d'étude, puisque l'étudiant est celui qui étudie. D'ailleurs, le coeur de ce texte consiste à observer que c'est l'étudiant qui est -doit être- au coeur des systèmes de formation.
Pas les professeurs ! Pas l'administration ! Et l'on aura raison, pour une rénovation des études, de bien s'interroger sur les objectifs de ces entreprises que sont les écoles, collèges, lycées, universités et autres institutions d'études supérieures. L'école, le collège et le lycée sont-ils, par exemple, des institutions chargées d'éducation ou d'instruction ? Le changement de nom est caractéristique, car il propose simultanément de prendre aux familles une partie de leur charge : cela n'est pas anodin, politiquement.
Pour les universités, d'autre part, est révolu le temps que connaissait le physico-chimiste Pierre Duhem (1861-1916), qui faisait venir le tout Bordeaux à ses cours, lesquels étaient en réalité plutôt des conférences de vulgarisation que des moments destinés à  de la transmission directe de compétences, en vue d'une formation professionnalisante. Oui, aujourd'hui, l'université est autant professionnalisante vers l'industrie (l'essentiel des nations) que vers l'"enseignement" (j'utilise encore le terme, avec des guillements, mais il va falloir que faudra que nous discutions rapidement ce terme que je récuse) et la recherche scientifique.
Et, avant d'arriver au constat qui était annoncé, on rappellera que Michel Eugène Chevreul (1786-1889), le chimiste qui établit la structure chimique des graisses, se disait -à l'âge de 100 ans- le doyen des étudiants de France (Roque et Bodo, 2019). Il avait parfaitement raison, puisqu'il étudiait. Ce qui m'a personnellement conduit, récemment, à me reprocher à moi-même l'utilisation du terme d'étudiants pour désigner les individus qui me faisaient l'honneur de venir m'entendre, dans des cours : après tout, je suis comme eux, comme Chevreul, et, après quelques tergiversations, j'en suis venu à conclure que je devais les nommer plutôt des "jeunes collègues", ou, mieux, des amis : oui, des collègues, puisqu'ils s'intéressent aux mêmes sujets que moi ! Et mieux, des amis, puisque ceux qui s'intéressent aux mêmes sujets que moi sont ceux que je veux avoir pour amis.
Mais arrivons au constat annoncé : avant l'été dernier, a circulé dans les milieux étudiants un brûlot qui analysait les us et coutumes des études universitaires, et faisait des propositions de rénovation (This, 2019). On trouvera une analyse détaillée de ce brûlot (justifié) sur mon blog "A propos des études supérieures" (http://www2.agroparistech.fr/-A-propos-d-etudes-superieures-mais-pas-seulement-.html), mais on retiendra surtout de cette analyse... que je peux témoigner avoir entendu le même message quand je suivais moi-même un cursus d'études supérieures, vers la fin des années 1980 : rien n'a changé, à propos des "mauvais professeurs", à propos des questions de présence obligatoire, à propos des examens, à propos des "support de cours"...
Surtout, nous devons nous étonner que le constat fait par les "étudiants" aujourd'hui soit si semblable à celui qui était fait il y a quarante ans  ! N'est-ce pas une indication que l'institution tout entière -l'administration, les professeurs et les étudiants- trouve en quelque sorte son compte dans le statut quo.
Demeurent toutefois des critiques justes, que l'on aurait tort de négliger : après tout, comme disait Chevreul, "il faut tendre avec effort  à l'infaillabilité sans y prétendre", n'est-ce pas ? Plus simplement, comment pouvons-nous améliorer les dispositifs de formation supérieure ? Quand bien même ils seraient déjà très bon -ce qui n'est pas le cas pour la Belgique comme pour la France, comme le montre largement l'étude Pisa (OCDE, 2019)-, ce serait bien paresseux de ne pas chercher à les améliorer.
Enfin on ne manquera pas de s'étonner que des étudiants de maîtrise aient souvent oublié des connaissances qu'ils ont apprise en licence, comme si l'objectif était seulement de passer un examen, dont on voit, simultanément, qu'il est mal conçu, puisqu'il ne garantit pas que des connaissances et compétences soient pérennes.

 


1.3. L'administration

 

Dans l'introduction de ses cours de physique, Richard Feynman (Feynman et al., 1963), prix Nobel en 1965, observait que l'entreprise où il s'était lancé était un peu inutile, puisque son propos était trop difficile pour beaucoup de ses auditeurs, tandis que les étudiants les plus autonomes n'avaient pas besoin de lui.
Et c'est un fait que des étudiants qui veulent étudier n'ont besoin ni de professeurs, ni d'institution pour les "encadrer". Car il y a une différence entre étudier, c'est-à-dire obtenir des connaissances et des compétences, voire des savoir être, et obtenir un diplôme, lequel est principalement une reconnaissance sociale, dont on peut d'ailleurs discuter la légitimité, surtout quand une sorte de "présence" est sanctionnée en même temps que les connaissances ou les compétences.
Reste que les institutions de formation sont les lieux -souvent publics- qui délivrent des diplômes, mais, également, sont censés orchestrer les travaux des professeurs, dont on n'oublie pas qu' "ils sont maîtres dans leur classe" (ah bon ? échapperaient-ils à la loi commune ? n'ont-ils vraiment pas de comptes à rendre  à ceux qui les payent ?), et des étudiants, devenus excessivement nombreux (Benhenda et Dufour, 2015). Ces institutions sont administrées par des personnes qui signalent souvent le manque de considérations dont elles jouissent, de la part de professeurs  (pas tous !) qui ne leur reconnaissent pas le Savoir dont ils sont les dépositaires symboliques, et d'étudiants, qui voient là des guichets pour des obligations matérielles inutilement complexes.

 


2. Enseigner, est-ce possible ? Non !

 

Les constats précédents, que l'on pourrait largement augmenter, risquent évidemment de m'avoir aliéné certains de mes lecteurs, mais j'insiste : rien de tout ce que j'ai dit n'est inventé ! Il y a une "lutte des classes" entre les trois corps considérés précédemment, même si, dans certains îlots, un peu d'harmonie demeure. Je ne crois pourtant pas avoir forcé le trait, et ce serait de toute façon une naïveté que de croire que toutes les personnes de chaque corps sont parfaitement heureuses de leur sort, et des relations avec les autres corps.
Mais poursuivons, et notamment avec la question de l'"enseignement", repoussée dejà deux fois.
Partons d'Aristophane, de Plutarque et de bien d'autres, qui disaient qu'"enseigner, ce n'est pas emplir des cruches, mais allumer un brasier" (Guichet du savoir, 2020). Leur parole d'autorité abonde  au proverbe populaire selon lequel on ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif. Dans ces deux formules, l'étudiant est bien mal considéré !
Puis observons que les "cours" où un professeur voudrait enseigner sont paradoxaux, pour un simple question de probabilités. De façon volontairement simpliste, considérons que le professeur "enseigne" à une vitesse v, comprise entre 0 et 1 : la probabilité qu'un étudiant, qui comprend à la vitesse v', soit en phase avec le professeur est formellement nulle, puisque la probabilité de cet événement est égale au nombre de cas favorables, soit un seul (quand v = v'), divisé par le nombre de cas possible, soit l'infini du continu.
Certes, réduire à une dimension l'interaction d'un professeur avec des étudiants est simpliste, mais il n'en demeure pas moins que les étudiants d'un groupe n'ont pas tous les mêmes connaissances et compétences initiales, et aucun professeur ne contestera qu'il est bien difficile de s'adresser à tous simultanément, d'où d'ailleurs la nécessité de séances de travaux dirigés, plus individuels, derrière les cours magistraux.
Il y a pire : le professeur le plus enthousiaste (est-ce approprié,  peut-on se demander en relisant le Paradoxe sur le comédien, de Denis Diderot ?), le plus énergique, les plus attentif, n'arrive à rien tant que l'étudiant n'a pas décidé d'apprendre, de comprendre. J'insiste un peu : les professeurs s'épuiseraient à vouloir pallier un travail insuffisant des étudiants, et ils n'ont pas un temps suffisant pour délivrer à schaque étudiant individuellement l'explication qui lui convient. Bref, enseigner est impossible, à un groupe comme à un étudiant en particulier.
Et puis, au fond, pourquoi un étudiant suivrait-il un professeur particulier, alors qu'il en a mille, avec les livres, les sites, les vidéos ? Oui, pourquoi un étudiant -à un âge où l'on revendique plus d'indépendance- se mettrait-il sous l'autorité, sous la coupe intellectuelle d'un professeur, alors qu'il peut apprendre à son rythme ? Décidément, il est bien impossible d'"enseigner", à moins que, par ce terme, on ne désigne autre chose que déverser des connaissances et faire obtenir des compétences, voire montrer un savoir être ou un savoir vivre.
Alors qu'il est parfaitement possible de professer ! Et vela vaut pour les universités comme pour l'instruction secondaire. Pour les deux cas,  l'étudiant doit être au centre du système formation, et la question n'est pas d'enseigner ou de professer, mais d'étudier.
Bien sûr, il y a des raisons historiques à l'organisation des institutions de formation telles que nous les connaissons aujourd'hui. Notamment pour l'université, au temps des Duhem, Langevin, Curie, etc., il s'agissait d'assurer une position professionnelle rénumérée à des "savants", mais les temps ont changé, notamment avec un accroissement considérable du nombre d'étudiants, comme indiqué plus haut (et qui augmentera encore du fait d'une certaine volonté politique de donner le baccalauréat à tous). Le corps professoral s'épuise, à ces marées annuelles, parce que les us et les organisations ont peu changé, par ailleurs.
Mais la crise du covid, qui bouleverse tout, invite à  changer pour du mieux  tout ce qui ne va pas bien !

 


3. Des propositions : un contrat, pas de conflits d'intérêt, des cartes, des étapes, des méthodes

 

La trop rapide analyse précédent ne doit pas laisser de côté qu'un contrat tacite lie les trois corps, et que les propositions que l'on peut faire pour éviter une "lutte des classes" doivent toujours s'ériger sur la considération des objectifs. Quels sont ces derniers ?
Nous poserons en premier le fait d'étudier. Oui, comme le disait Feynman, il y a des étudiants parfaitement autonomes, et certains professeurs auront  un faible pour ceux-là, qui foncent sur le savoir tels des taureaux vers le chiffon rouge. A ceux-là, on peut signaler une question intellectuelle (scientifique, par exemple), et ils mettront tout en oeuvre pour l'étudier... en supposant même qu'ils n'aient pas déjà leur idée.
Toutefois, à côté de ces quelques uns, il y a ceux qui sont plus sociaux, qui sont heureux (ou ont besoin) d'être en groupes, dans des amphithéâtres, dans des salles de cours... où dans des parcs, des bistrots, des salles de sport. Il y a ceux qui sont moins autonomes, parce qu'ils n'ont pas bien acquis les méthodes de l'étude. Et il y a ceux qui ont besoin d'être aidés, parce qu'ils ne sont pas capables d'aller faire leur chemin seuls, ou, plus simplement, parce que leur histoire d'étudiant ne leur a pas (encore) équipé des outils intellectuels qui leur permettraient d'étudier en autonomie (l'objectif principal !). Toute proposition de rénovation doit prendre en compte cette diversité.
Cela étant posé, on doit aussi observer que le jeu social n'est pas clair, parce que les évaluations qui assortissent les diplômes sont largement criticables. Stricto sensu, seuls les étudiants qui ont rempli le "contrat" correspondant au "référentiel" (la liste des connaissances et des compétences à avoir) méritent d'obtenir le diplôme... mais l'examen des cursus proposés montre à l'envi que ces référentiels ne sont pas toujours clairs (paradoxalement, ils le sont bien plus dans le Secondaire), et les discussions avec les étudiants montre que de tels référentiels sont souvent ignorés, qu'ils n'aient pas été discutés en début d'études ou d'année scolaire ou universitaire, ou que l'examen qui a été fait n'ait pas laissé de trace durable. S'impose très certainement de mieux garder l'oeil sur ces référentiels, et la manière dont chaque étudiant, à son rythme, parvient à les suivre.
Puisque l'on discute bien souvent de "contrôles continus" plutôt que d'examens finaux, pourquoi n'en profiterions-nous pas pour remettre plus souvent, au cours de l'année universitaire, les référentiels et des "tableaux de bords" sous les yeux des trois corps ? N'est-ce pas, aussi, de donner aux étudiants une responsabilité qu'ils revendiquent (on se souvient du brûlot déjà évoqué) ?
D'autre part, si l'on parvient à mettre au coeur de toute l'affaire l'étudiant qui étudie, quel sera le rôle des professeurs ? Ils semblent évidemment essentiels pour un cadrage des sujets, une conception des cursus, parce que se posent de passionnantes questions proprement "techniques" (au sens de la didactique) : doit-on proposer aux étudiants d'étudier la mécanique statistique avant la thermodynamique classique ? quand doivent-ils s'équiper des compétences de calcul qui leur permettront de suivre des cours de physique qui imposent plus que la règle de trois, et, notamment, le calcul différentiel ou intégral ? quelle dose de chimie s'impose pour des études modernes de biologie ? Là, je donne un exemple pour l'université, mais les mêmes questions valent à tous les niveaux, d'où les nécessaires réunions de professeurs, en vue de proposer des études cohérentes.
Pour chaque matière, ces cadrages étant fait, pourquoi ne pas proposer aux étudiants des sortes de "cartes de Tendre" qui montreraient,  mieux que des mots qui s'évanouissent trop rapidement,  le chemin à parcourir, avec des étapes ?

C'est sans doute au moment initial où de telles cartes sont initialement présentées aux étudiants que les professeurs doivent transmettre beaucoup d'enthousiasme pour l'étude en général ; c'est à ce moment qu'il y a lieu de donner l'envie de découvrir le paysage ainsi dessiné : nos amis se mettront en chemin s'ils voient plus nettement l'intérêt de parcourir ce chemin, au delà de la promesse du diplôme, dont on peut déplorer qu'il soit  trop souvent l'objectif, au lieu qu'il soit celui d'étudier et de faire vraiment siennes des connaissances et compétences.
Puis, lorsque les étudiants étudieront, ils auront besoin de documents (de formes modernisées : nous sommes à l'ère du numérique), et là, comme observé plus haut, ils ont en ligne ou en bibliothèque l'embarras du choix... de sorte que les professeurs joueront parfois mieux leur rôle à sélectionner d'excellents documents existants qu'à refaire localement ce qui a parfois été fait par des équipes de personnalités exceptionnelles. Lequel de nos cours vaudra les cours de physique de Feynman (Feynman et al., 1963) ou de Landau et Lifchitz  (1982) ? Qui, seul dans son coin, pourra produire aussi bien que le remarquable Physical Chemistry de McQuarrie (1997) ? Qui fera mieux que le Calcul différentiel et intégral de Piskounov (Piskounov, 1980) ? La sélection de documents existants, ou l'adaptation de tels documents,  ne sont-ils pas préférables à la production de novo de textes qui ne s'imposent que si des éléments scientifiques nouveaux sont venus s'ajouter, depuis la publication des cours précédents ? Et, comme précédemment, ce que je dis des sciences de la nature vaut pour les autres disciplines !
Le temps dégagé permettrait utilement de se consacrer aux étudiants qui seraient bloqués dans leur lecture (souvent par l'absence d'un pré-requis), et c'est donc un tutorat qui se dessine ainsi, tel que Pierre-Gilles de Gennes (prix Nobel de physique en 1987) en introduisit à l'Ecole supérieure de physique et de chimie de Paris, il y a plus d'une vingtaine d'anées. Hâtons-nous d'observer que la méthode du tutorat, également, a ses écueils : gardons-nous des tuteurs qui retomberaient dans le "travers d'enseigner", et réclamons-leur surtout un guidage ihabile, indiquant des travaux ou des lectures à faire, sans aliéner l'autonomie des étudiants.
Ayant égratigné les professeurs, signalons quand même que, d'expérience, même certains étudiants redoutent des modifications du système : le conservatisme évoqué précédemment concerne les trois parties prenantes, et un effet "oui, mais" ne cesse de se rencontrer lors de propositions de changement. L'un des "mais" qui revient fréquemment est la crainte d'une charge supérieure pour les professeurs, mais on observera que, si la question est de faire étudier les étudiants, les tuteurs n'ont pas plus à faire cours que cela n'est fait aujourd'hui : leur rôle est plus d'indiquer les pistes à suivre, quand une insuffisance particulière se révèle.
Les étapes dans le chemin décrit par les cartes ? On n'oublie pas qu'il y a lieu de transformer des connaissances en compétences, surtout dans le système universitaire actuel, qui vise de la professionnalisation, et les étapes peuvent être à la fois l'occasion de remotiver, en cas de besoin, et de tester régulièrement que les compétences requises (pour la suite du chemin, pour le diplôme) sont obtenues.
D'ailleurs, à ce propos, on n'oubliera pas que les examens, qui sont de tels tests, mériteraient bien plus d'anonymat qu'aujourd'hui, car, dans les cahiers de doléances récemment émis par les étudiants, il y avait cette crainte que des remarques faites à des professeurs jugés insuffisants ne provoquent des rétorsions. Il est étonnant que cette question de l'anonymat n'ait pas été réglée depuis longtemps, en France, et là encore, on peut s'étonner que la possibilité de proposer des corrections croisées entre les professeurs puisse être même seulement discutée. Sans compter que les professeurs sont en porte-à-faux, à donner de l'enthousiasme initialement, puis en sanctionnant finalement. A une époque où tous les milieux discutent des intérêts cachés ou des conflits d'intérêt, peut-on imaginer que les études supérieures puissent faire l'économie d'une réflexion à ce sujet ?
Pour ne pas faire un livre entier d'une telle réflexion, on concluera en observant qu'il y a parfois, dans la volonté d'enseigner, une position "supérieure" qui s'apparente à ce paternalisme tant critiqué en médecine ("laissez-moi décider ce qui est bon pour vous"), et qui progressivement doit faire place à de la décision médicale partagée (Eddy, 1990; This, 2010). Loin de moi l'idée détestable de faire des généralisation en ces matières, mais je dois observer que, dans des cercles académiques, la proposition de nommer les étudiants des "collègues" ou des "amis" s'est heurtée à des refus terribles : "Quoi, vouloir les mettre sur le même pied que nous !", m'a-t-il été opposé publiquement, comme si cette idée ôtait quelques chose à mes collègues plus âgés.


De toute façon, la crise du covid ne permettant plus la mise en oeuvre des pratiques anciennes, nos amis professeurs, administrateurs et étudiants devront changer. Comment ? On pourra ne pas adhérer à certaines idées proposées ici, mais on ne pourra pas éviter d'imaginer, de tester, puis d'utiliser des propositions de rénovation : tel sera un des bienfaits du confinement actuel.

 


Références

 

Benhenda A, Dufour C. 2015. Massification de l'enseignement supérieur et évolutions de la carte universitaire en Île-de-France, in Regards croisés sur l'économie, 1(16), 93-104.
Eddy DM. 1990. Clinical decision making: from theory to practice. Anatomy of a decision., Jama 1990;263(3):441-3.
Feynman R, Leighton R, Sands M. 1963. Feynman Lectures on Physics, https://www.feynmanlectures.caltech.edu/
Guichet du savoir. 2020. Citation, https://www.guichetdusavoir.org/viewtopic.php?f=2&t=51220
Humbert P. 1932. Perre Duhem, Bloud et Gay, Paris.
Landau L, Lifchitz E. 1982. Cours de physique théorique, Mir, Moscou.
McQuarrie DA. 1997. Physical chemistry: a molecular approach, University Science Book, New York.  
Milner JC. 1984. De l'Ecole. Seuil, Paris.
OCDE. 2019. Résultats du PISA 2018, https://www.oecd.org/pisa/PISA2018%20_Resum%C3%A9s_I-II-III.pdf
Piskounov N. 1980. Calcul différentiel et intégral, Mir, Moscou.
Roque G, Bodo B. 2019. Michel Eugène Chevreul : un savant, des couleurs, Archimies/Muséum national d'histoire naturelle, Paris
This H. 2019. A propos d'études (supérieures, mais pas seulement), http://www2.agroparistech.fr/-A-propos-d-etudes-superieures-mais-pas-seulement-.html
This P. 2010. La décision médicale partagée en gynécologie, Gynécologie, obstétrique, fertilité.
TLFi. 2020. "professeur", http://atilf.atilf.fr/.

 

 

 

 

 

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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