Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
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L'affaire Dreyfus

Jacques Streith

 

 

Désirant ancrer la mémoire d’Alfred Dreyfus dans sa ville natale, le Magistrat, plusieurs citoyens et divers organismes de la ville de Mulhouse ont décidé d’organiser au cours de l’année 2016 une série de célébrations sur le thème « 2016 Année Dreyfus à Mulhouse » et comme projet phare une statue sculptée intitulée « Monument du Capitaine Dreyfus réhabilité ». Ce monument en granite rappelle en effet la réhabilitation du capitaine Dreyfus - après la révision définitive, mais seulement sept années après son second procès qui s’était déroulé en 1899 à Rennes - selon l’arrêt sans renvoi du 12 juillet 1906 à Paris par la Cour de cassation.

 

On sait que l’« Affaire Dreyfus » était un important conflit social et politique de la 3ème République, survenu à la fin du XIXe siècle autour de l’accusation de trahison faite au capitaine Alfred Dreyfus, un officier français originaire d’Alsace et de confession juive. Après quatre années passées au bagne et au terme de longues années de rebondissements judiciaires, dans un pays agité par l’opposition entre dreyfusards et antidreyfusards, le capitaine sera in fine totalement innocenté et définitivement réhabilité par un arrêt sans renvoi de la Cour de cassation … mais seulement douze ans après la tenue de son premier procès !

 

L’« Affaire Dreyfus », devenue affaire d’Etat, caractérise l’antisémitisme sous la 3ème République qui chez les antidreyfusards se doublait d’un patriotisme épidermique et d’un nationalisme dévoyé.

 

Rappelons les faits : à la fin de l'année 1894, le capitaine de l'armée française Alfred Dreyfus, polytechnicien et juif d'origine alsacienne, est accusé d'avoir livré aux Allemands des documents secrets intitulés « le bordereau ». Le 22 novembre 1894, le Conseil de guerre de Paris le condamne à la dégradation et à la déportation perpétuelle pour trahison. Il est transféré au bagne sur l’île du Diable en Guyane française où il est isolé dans une cabane gardée par 13 gardiens et 3 chiens ! Confiantes dans la justice de leur pays, l'opinion et la classe politique françaises sont majoritairement défavorables à Dreyfus qui sera détenu dans le bagne de Cayenne d'avril 1895 à juin 1899 dans des conditions sanitaires déplorables [1].

 

Certaine de l'incohérence de cette condamnation, la famille du capitaine s’efforce pendant de longues années de prouver son innocence et engage à cette fin le journaliste Bernard Lazare. Le rôle de son frère Mathieu et de son épouse Lucie sera déterminant et vital, au sens propre du terme, pour sa survie et sa réhabilitation. Comme l’écrit Elisabeth Weissman, « Grâce à ses nombreuses lettres, Lucie somme son mari de vivre et le tient au fil de sa plume. Sans elle, il serait sans doute mort trop tôt, avant que Zola et les intellectuels aient pu faire triompher la justice » [2].

 

Parallèlement aux actions de Lucie et de Mathieu, le colonel Georges Picquart, nouveau chef du contre-espionnage militaire français depuis 1895, constate en mars 1896 que le vrai traître est le commandant de l’armée française Ferdinant Walsin Esterhazy. En effet, Picquart prend connaissance des relations entre l’attaché militaire allemand von Schwartzkoppen et Esterhazy par un papier appelé le « petit bleu » ; surpris, il vérifie les documents écrits par Esterhazy et constate qu’ils présentent la même écriture que le « bordereau » qui avait été le principal élément à charge contre Dreyfus. Picquart sera le premier à révéler à sa hiérarchie les indices accusant le commandant Esterhazy, mais les généraux de l’Etat-major refusent de revenir sur la chose jugée. Ils écartent Picquart et l’affectent en Afrique du Nord en lui enjoignant de ne pas diffuser ses conclusions.

 

Afin d'attirer l'attention sur la fragilité des preuves contre Dreyfus, sa famille décidait de son côté de contacter en juillet 1897 Auguste Scheurer-Kestner, le respecté vice-président du Sénat. Celui-ci fait savoir, trois mois plus tard, qu'il avait acquis la conviction de l'innocence de Dreyfus et en persuada Georges Clémenceau, un ancien député et à cette époque encore simple journaliste.

 

En 1898, la famille Dreyfus demande la révision du jugement et, le 29 octobre 1898, la Chambre criminelle de la Cour de cassation déclare recevable cette demande en révision et casse le jugement du 22 novembre 1894. C’est grâce à Louis Loew et à la Chambre criminelle que dans un arrêt extrêmement bien motivé, la Cour de cassation avait rendu recevable cette première demande en révision [3].

 

La chambre des députés s’immisce alors dans le processus judiciaire aux fins de dessaisissement de la Chambre criminelle. Par la loi du 1er mars 1899 la Chambre criminelle est effectivement dessaisie au profit de la Cour de Cassation, toutes chambres réunies. Le 3 juin 1899 tombe l’arrêt de la Cour de cassation toutes chambres réunies qui confirme l’arrêt de la Chambre criminelle du 29 octobre 1998 ; elle annule le jugement du Conseil de guerre du 22 novembre 1894 et renvoie devant le Conseil de guerre de Rennes |3].

 

Parallèlement à ces divers processus judiciaires, le « bordereau » est publié dans la presse et permet à un officier de l'entourage d'Esterhazy de reconnaître l'écriture de ce dernier. Informé de ces nouvelles révélations, Picquart décide alors de communiquer au sénateur Scheurer-Kestner les preuves dont il dispose. Du coup, l’Etat-Major de l’Armée chasse Picquart de l'armée en 1898 et le fait emprisonner pendant près d'un an.

 

Dans la foulée, Mathieu Dreyfus porte officiellement plainte auprès du ministère de la Guerre contre Esterhazy. Le cercle des dreyfusards va en s’élargissant et deux événements quasi simultanés donnent une dimension nationale à l' « Affaire »:l

  • le 13 janvier 1898 Emile Zola publie dans la presse son fameux article « J'accuse... ! », un réquisitoire dreyfusard qui entraîne le ralliement de nombreux intellectuels. Un processus de scission de la France s’enclenche ; des émeutes antisémites éclatent dans plus de vingt villes françaises et en Algérie.
     
  • au cours du second procès du capitaine en août et septembre 1899 à Rennes, Dreyfus est à nouveau « jugé coupable avec circonstances atténuantes »… et ce malgré les preuves d’innocence. Après ce second procès, Dreyfus se décide à accepter la grâce présidentielle qui lui est accordée par le président Emile Loubet. Notons qu’Esterhazy s’était enfui de France et avait rejoint la Grande-Bretagne le 4 septembre 1898.

Le 26 novembre 1903, à la suite de faits nouveaux, une requête en révision est demandée à la Cour de cassation. Le 5 mars de la même année, cette dernière ordonne un supplément d’enquête.

 

Mais c'est seulement le 12 juillet 1906 que l’innocence de Dreyfus sera officiellement établie par un arrêt sans renvoi de la Cour de cassation toutes chambres réunies et alors présidée par Alexis Ballot-Beaupré. Ce dernier, s’appuyant uniquement sur des faits avérés et sur sa conscience personnelle, réussit, de concert avec ses collègues, à tenir tête aux assauts virulents et parfois diffamatoires des antidreyfusards et à dire la justice en toute rectitude.

 

Réhabilité, le capitaine Dreyfus est alors réintégré dans l'armée au grade de commandant et participera à la Première Guerre Mondiale.

 

Le Docteur Fernand Hessel, président du projet  « Monument du Capitaine Dreyfus », estime que l’histoire multiséculaire des communautés juives s’étire le long d’un fil rouge : « Des croisades, de l’Espagne d’Isabelle, des persécutions et des pogroms jusqu’à la Shoah, des dogmes religieux, de l’arbitraire, des « protocoles des sages de Sion » au « mein Kampf », de falsifications tragiques en boycotts, de l’antisémitisme à l’antisionisme, comment pourrions-nous ignorer une continuité historique ? » [4]. Fernand Hessel estime que le « Monument du capitaine Dreyfus réhabilité » est à considérer comme un mémorial de cette longue histoire des communautés juives, une histoire marquée de persécutions récurrentes.

Se plaçant toujours sur le long terme, Fernand Hessel estime par ailleurs que « L’Affaire ne doit pas être considérée comme spécifiquement et uniquement à connotation juive et antisémite, mais tout autant de nature universelle, un combat de l’homme pour l’homme, un combat républicain pour la justice [4]. Le « Monument du capitaine Dreyfus réhabilité » a donc aussi une signification pour toute l’humanité.

 

Références :

 

[1] L’Affaire Dreyfus, Wikipédia.

[2] Elisabeth Weissman « Lucie Dreyfus. La femme du capitaine », Ed. Textuel, 397 pages, 2015.

[3] Pierre See, « Louis Loew. Premier président honoraire de la Cour de Cassation. Président du tribunal de Mulhouse 1864-1871 », Annuaire Historique de Mulhouse 2015, p 41-49.

[4] Fernand Hessel, conférence prononcée au cours de l’inauguration du Monument du  Capitaine Dreyfus réhabilité, Mulhouse le 9 octobre 2016,  www.association-Monument-Dreyfus.fr

 

 

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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