Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
    Académie d’Alsace   des Sciences, Lettres et Arts  

Sciences et engagement


par Hervé This

Physico-chimiste INRAE, Professeur AgroParisTech, Directeur de l'INRAE-AgroParisTech International Centre of Molecular and Physical Gastronomy

Correspondance: herve.this@inrae.fr


 
Article publié dans la revue Akademos, 2023, après la Conférence Nationale des Académies de 2023, sur le thème L'engagement

 

 

Trop souvent, quand les mots "sciences" (de la nature) et "engagement" sont rapprochés, on évoque un engagement politique... alors que l'on devrait commencer par discuter ce qui est intrinsèque : l'engagement dans l'activité scientifique, cet engagement qui, pour les meilleurs, conduisait à dire que « La science doit rendre généreux et honnêtes tous ceux qui la cultivent » (Faraday, 1812).  
Manifestement il y a lieu de bien comprendre cette question, qui cache souvent la difficulté de la "mission" des scientifiques, à savoir "faire des découvertes" (Légifrance, 2022). Mission si difficile que certains ont évoqué la "chance" (qui ne sourirait qu'aux esprits préparés) (Jacques, 1990), au lieu d'analyser les questions de "stratégie scientifique" (comment atteindre l'objectif, quel chemin choisir pour y parvenir).  
Dans ce qui suit, on commencera par s'interroger sur la "science", avant d'examiner les engagements de quelques scientifiques du passé. On discutera ensuite "l'utilité" de la science, avant de terminer par un argument d'autorité (un texte d'Albert Einstein) qui nous ramènera aux questions intrinsèques, toujours premières.  
 
1. La science ? Non, les scientifiques, dont le travail est à la fois codifié et spécifique
 
Quand il est question de "sciences", et plus précisément de sciences de la nature, se mêlent souvent confusément les notions de scientifiques, d'activité scientifique et de résultats obtenus par les sciences. Evidemment les "sciences de la nature" étant une entité abstraite, ce ne sont pas elles qui peuvent être concernées par un quelconque engagement, ni les résultats obtenus lors du travail collectif de recherche scientifique, mais bien des personnes qui exercent une activité scientifique.  
Ce qui nous conduit à bien distinguer les scientifiques des technologues ou des techniciens. Pardon d'être de ceux qui récusent des expressions que je juge chimériques telles que "technoscience" (This, 2013). Pardon de préférer la pensée de Louis Pasteur, quand il disait qu'il n'y a pas de "sciences appliquées" (un oxymore), mais seulement des applications des sciences (Pasteur, 1872), à celle de personnalités qui n'ont peut-être pas la même force intellectuelle (et l'on verra la position d'Einstein, à ce propos en fin d'article). Pardon de récuser des expressions telles que "science pure", ou "science fondamentale" : il y a les sciences (de la nature), et elles sont sciences de la nature, sans que l'on ait besoin de les distinguer.  
D'ailleurs, de quoi s'agit-il ? Je milite depuis des décennies pour que l'on accepte, au moins au premier ordre, des définitions (oui, je sais, omnia definitio periculosa est) telles que "explorer les mécanismes des phénomènes", et j'ajoute bien volontiers, et un peu tautologiquement, "par une méthode qui est celle des sciences de la nature".  
Et quelle est cette méthode ? L'expliquer permet de comprendre pourquoi me semble bien préférable l'expression "sciences de la nature" à "sciences expérimentales", mais surtout, la distinction permettra de mieux évaluer l'éventail des engagements extrinsèques des scientifiques. Partons donc de textes des fondateurs de ces sciences modernes, à savoir Francis Bacon, d'abord, et Galilée ensuite.  


Pour le premier :  
« Nous ne saurions trop recommander de ne rien avancer en matière d'histoire naturelle, qu'il s'agisse des corps ou des vertus, qui ne soit (autant que faire se peut) nombré, pesé, mesuré, déterminé ; car ce sont les oeuvres que nous avons en vue, et non les spéculations » (Bacon, 1620).  


Et pour le second, il faut citer d'abord :  
"Un bon moyen pour atteindre la vérité, c'est de préférer l'expérience à n'importe quel raisonnement, puisque nous sommes sûrs que lorsqu'un raisonnement est en désaccord avec l'expérience il contient une erreur, au moins sous une forme dissimulée. Il n'est pas possible, en effet, qu'une expérience sensible soit contraire à la vérité. Et c'est vraiment là un précepte qu'Aristote plaçait très haut et dont la force et la valeur dépassent de beaucoup celles qu'il faut accorder à l'autorité de n'importe quel homme au monde" (Galilée, 1640).


Mais nous ne devons pas oublier ce complément indispensable du même Galilée :  
"La philosophie est écrite dans ce grand livre de l'univers qui est constamment ouvert sous nos yeux ; mais que nous ne pouvons comprendre avant d'avoir étudié la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. La langue de ce livre est mathématique, et ses caractères sont des triangles, cercles, et autres figures de géométrie" (Galilée, 1623).  


On voit là combien cette méthode des sciences de la nature n'est pas réductible à l'expérience ("science expérimentale"), ni à l'hypothèse et à la déduction ("méthode hypothético-déductive"), mais bien quantitative, expérimentale et théorique. Et l'on peut en résumer le mouvement du travail scientifique en six étapes qui se répètent à l'infini :  


1. identifier un phénomène
2. le caractériser quantitativement
3. réunion les données en équations
4. induire des théories, qui comprennent les équations et des concepts nouveaux
5. en déduire des conséquences théoriques testables
6. tester expérimentalement ces prévisions théoriques et revenir à (1).  


Certes, il y a lieu de considérer cette activité du point de vue de l'éthique, puisqu'il s'agit d'une activité humaine, mais c'est moins la "science" qui est concernée que les scientifiques eux-mêmes, qui, le plus souvent payés par l'Etat, doivent à celui-ci leur part du "contrat".  
Nous sommes bien d'accord : nous parlons de scientifiques, et c'est ainsi que ces derniers doivent respecter la Charte nationale des métiers de la recherche (CNRS, 2015), qui stipule notamment que "La liberté d'expression et d'opinion s'applique dans le cadre légal de la fonction publique, avec une obligation de réserve, de confidentialité, de neutralité et de transparence des liens d’intérêt. Le chercheur exprimera à chaque occasion à quel titre, personnel ou institutionnel, il intervient et distinguera ce qui appartient au domaine de son expertise scientifique et ce qui est fondé sur des convictions personnelles. La communication sur les réseaux sociaux doit obéir aux mêmes règles." : voici un cadre, réglementaire en tout cas, pour l'engagement extrinsèque.  
 
 
 
2. Le passé
 
Quand on considère la question de l'engagement par des scientifiques, il y a des précédents à ne pas oublier, notamment parce que l'on retrouve alors des échos dans le monde contemporain. Dans cette partie, qui considérera quelques personnalités (plutôt françaises) évoquées de façon chronologique, nous voulons apprécier l'étendue des engagements, en n'oubliant pas, comme dit précédemment, que le premier des engagements est l'engagement intrinsèque, pour la recherche scientifique elle-même (pardon pour cette répétition).  


Commençons avec le cas classique de cet extraordinaire chimiste que fut Antoine Laurent de Lavoisier, créateur de la chimie moderne, que sa charge de fermier général et son engagement dans les affaires publiques conduisirent à l'échafaud (Goupil, 1992). Ce cas est intéressant à de nombreux titres, et notamment parce que la position d'académicien de Lavoisier, qui lui a permis de mener ses travaux scientifiques, l'a placé en position d'expert, soit à propos de fonctionnement de la science, soit à propos de politique ou d'action publique.  
En effet, l'Académie des sciences, avec ses "pensions", mettait les académiciens en position de contribuer activement à la vie scientifique, à une époque où les institutions de recherche scientifique étaient bien plus rares qu'aujourd'hui (avec des exceptions : le Collège de France, la Sorbonne, quelques universités). Et c'est ainsi que les académiciens avaient pour mission de présenter des travaux qui leur étaient soumis, lors des séances de l'Académie, et, aussi d'en être des "rapporteurs" (This, 2020). C'est dans ce rôle que Lavoisier eut, par exemple, à évaluer un mémoire soumis par Jean-Paul Marat (1780), ce qui lui valut une inimitié durable. Le cas n'est pas isolé, et les éditeurs de journaux scientifiques savent combien les auteurs sont sensibles aux critiques que l'on peut faire à leurs textes, et, a fortiori aux rejets de leurs manuscrits (Texeira, 2019).  
Pour certaines expertises, la position des académiciens était moins problématique, comme quand Lavoisier explora la confection des bouillons de viandes pour le compte du Ministère de la Marine (Lavoisier, 1783) : il s'agissait de déterminer la quantité de viande à livrer, pour la confection de ces bouillons, qui étaient censés être appropriés aux "convalescents". Mais, avec cet exemple, on est conduit -en suivant les propres termes de Lavoisier- à observer que les experts font un travail "technologique", et non plus scientifique : tout engagement extrinsèque confisque du temps à la recherche scientifique, même si le scientifique a des capacités hors du commun, qui le conduisent à bien mener les études technologiques (cas de Lavoisier qui introduisit la méthode du zéro et perfectionna le densimètre pour cette étude des bouillons de viande).  
Hélas l'engagement dans l'action publique a ses dangers : Lavoisier se rendit impopulaire quand il explora le mouillage du tabac, qui faisait perdre des revenus à l'Etat et à la Ferme générale, ou, surtout, quand il enferma Paris dans une enceinte afin de percevoir les taxes sur les denrées échangées. A ce propos, il y a lieu d'observer l'évidence, à savoir que l'engagement va de pair avec les valeurs ou l'idéologie personnels : on ne peut pas imaginer que Lavoisier, aristocrate, n'ait pas adhéré idéologiquement à la cause qu'il défendait techniquement (et financièrement). Et l'on terminera cette analyse trop brève en observant combien l'engagement peut prendre de formes différentes, chez un même scientifique.
Avec la révolution française, les savants furent mobilisés pour la défense de la patrie et envoyés en divers endroits du pays pour des actions variées (Langins, 1987; Jacquesy, 1995). Que l'on pense à Augustin Parmentier, qui, pharmacien militaire, dut se préoccuper de questions d'hygiène et d'alimentation (salaisons, biscuits de mer, etc.) ; que l'on pense à Claude Louis Berthollet, à Garpard Monge, et à tant d'autres qui, non contents d'organiser l'effort militaire (chercher du salpètre dans les régions de France, notamment), se chargèrent bientôt de réorganiser l'enseignement, créant l'École normale de l'an III, l'Ecole polytechnique, des écoles centrales ...  
Cette fois, on voit combien le travail scientifique a eu d'applications variées, car nécessité faisait loi, surtout quand, comme Berthollet par exemple, on avait collaboré à des œuvres scientifiques, technologiques ou techniques sous l'ancien régime et que l'on risquait le sort de Lavoisier.  


Parmi ces personnalité, le cas de Pierre Simon de Laplace est un peu particulier, parce que ce mathématicien de grand talent était d'un opportunisme extrême (Rouse Ball, 1908). D’abord adversaire de la dictature et ardent républicain avant le 18 Brumaire, il se rallie ensuite sans hésiter au pouvoir grandissant du général Bonaparte : abandonnant sans vergogne ses principes républicains, il implore le premier Consul de lui donner le poste de ministre de l’Intérieur. Napoléon, qui pense avoir besoin du soutien des hommes de science, accepte, mais, moins de six semaines plus tard, il le fait remplacer par son frère aîné Lucien. Le bulletin de Napoléon à sa démission est le suivant : « Géomètre de première catégorie, Laplace n’a pas tardé à se montrer un administrateur plus que médiocre ; de son premier travail, nous avons immédiatement compris que nous nous étions trompés. Laplace ne traitait aucune question d’un bon point de vue : il cherchait des subtilités de partout, il avait seulement des idées problématiques et enfin il portait l’esprit de l’infiniment petit jusque dans l’administration. » Ayant perdu sa charge, Laplace maintint sa fidélité à l'empereur… tant que celui-ci était au pouvoir. Il entra au Sénat conservateur, à la création de ce corps, le 3 nivôse an VIII et, dans le troisième volume de la Mécanique céleste, il fait une note où il déclare qu’« entre toutes les vérités contenues dans celui-ci, la plus chère à l’auteur est la déclaration faite à sa dévotion envers le médiateur de l’Europe. » (dans le tirage vendu après la Restauration, cette note sera retirée). Lors de la création des lycées, en 1802, il est nommé à la commission chargée de déterminer par une instruction réglementaire les parties à enseigner dans chaque classe de mathématiques. Il est élu vice-président du Sénat en 1803, et chancelier de ce corps au mois de septembre de la même année. C'est lui qui, le 30 août 1805, fait au Sénat un rapport sur la nécessité d'abandonner le calendrier républicain pour reprendre l'ancien style. Il est élu président de la Société maternelle (une société d'aide aux mères) en 1811, cette société étant protégée par le pouvoir. Membre de la Légion d'honneur, grand officier, comte de l'Empire le 24 avril 1808, grand-croix de l'ordre de la Réunion le 3 avril 1813… il vote la déchéance de l'Empereur, en avril 1814, au moment où il devient évident que l’Empire va faillir. Publiquement favorable à l'établissement d'un gouvernement provisoire, il se dépêche d’offrir ses services aux Bourbons.. et Louis XVIII le nomme pair de France, puis marquis. Laplace se tient à l'écart pendant les Cent-Jours, et reprend son siège a la Chambre haute après la seconde abdication. Il montre pour les Bourbons, à la Chambre des pairs, le même dévouement qu'au Sénat de l'Empire. Cet opportunisme lui vaut le mépris de ses collègues qui parlent de sa « fausseté politique ». Quel dommage qu'un tel homme n'ait pas réussi à rester sur le plan humain à la hauteur de ses compétences mathématiques !


À l'opposé, il y a le merveilleux Michael Faraday, en Angleterre qui, né dans la plus grande pauvreté, s'en était dégagé grâce à deux livres : les Conversations on chemistry, de Jane Marcet (1832), et The Improvement of the mind, par le clergyman Isaac Watts (1743).  Faraday était -presque naïvement- fasciné par les sciences de la nature et quasi exclusivement engagé -intrinsèquement- dans la recherche scientifique (Gladstone, 1872). Certes il se livra à des travaux technologiques variés (on pense notamment à des travaux sur les aciers ou sur les lampes pour mineurs), mais c'était surtout pour sauver l'institution qui lui avait permis d'échapper au travail technique de reliure qui avait fait l'objet de sa formation et du tout début de son activité professionnelle ; sa ligne bleue des Vosges était la "philosophie naturelle" (Agassi, 1971).  
Pour la même raison, de sauvegarde (à nouveau, le nécessité fait loi) de la Royal Institution, Faraday s'engagea avec diligence et intelligence dans la communication des résultats scientifiques, notamment avec la création des Friday Evening Discourses et des Christmas Lectures.  
Les Friday Evening Discourses, d'une part,  furent créés en vue de capter des financements : Faraday eut l'idée de créer un club d'industriels, versant cotisation, à qui seraient présentés , chaque vendredi soir, les résultats les plus nouveaux des sciences, en vue d'applications techniques. Il fit lui-même les premières conférences, qu'il assortit de démonstrations expérimentales de physique et de chimie, et il invita ensuite ses collègues à faire de même. Les conférences étaient assorties d'une réception dans les salons attenant à l'amphithéâtre, qu'il conçut de façon tout à fait remarquable ; mais mieux que les conditions matérielles, il y avait les réflexions théoriques de Faraday sur la communication scientifique, et son "art de la conférence" est un trésor, notamment pour qui doit communiquer les résultats des sciences de la nature (Faraday, 2017).
D'autre part, pour les Christmas Lectures, il s'agit d'un engagement dans l'instruction (Faraday, 1908), car Faraday s'était souvenu qu'il avait vécu, enfant, à Londres, dans des conditions de pauvreté terrible, et c'est pour les orphelins de Londres qu'il voulut construire ce programme de conférences. Comme les Friday Evening Discourses, les Christmas Lectures perdurent aujourd'hui, preuve de leur belle construction. Mais, à propos de Faraday, il faut surtout souligner et répéter son amour des sciences de la nature, alors nommées "philosophie naturelle". De sorte que Faraday resta toujours éloigné des lieux de pouvoir, des académies (refusant deux fois la présidence de la Royal Society), et , alors qu'il préconisait des collaborations, il restait très isolé dans ses recherches scientifiques, avec son seul préparateur, sans participer ni à des expertises, ni à des missions publiques.  


C'est presque le contraire pour Joseph Louis Gay-Lussac (Crosland, 1992), élève de l'École polytechnique, formé aux idées d'action publique, qui, après ses travaux fondamentaux sur la dilatation des gaz, l'électrolyse ou le magnétisme, par exemple, se lança, dans la deuxième moitié de sa vie, dans des entreprises technologiques et même industrielles : fabrication de l'acide sulfurique (au point qu'il y investit une partie de sa fortune et qu'il usa même son influence pour protéger ses intérêts industriels de l'usine de son fils, qui polluait), travaux d'experts pour la Monnaie à laquelle il avait été nommé, mise au point de méthodes de dosage des alcools, etc.  


Un peu plus tard, avec Marcellin Berthelot, c'est encore un cas différent :  l'engagement est plus idéologique (Jacques, 1987), Berthelot étant en quelque sorte "le chimiste du parti laïc", mêlant  fréquemment ses études et l'idéologie... et n'hésitant pas à quitter le laboratoire pour devenir sénateur, ministre des Affaires étrangères, ministre de l'Instruction publique. Il utilisa son pouvoir pour imposer jusque vers 1900 son école de pensée, c'est-à-dire le maintien de la science "comme expérimentation et sans l'influence directe d'idéologie ou de postulats religieux"... mais retardant la chimie française de plusieurs décennies, tandis que la synthèse chimique, fondée sur la compréhension des notions modernes d'atomes ou de molécules, se développait en Angleterre et, surtout, en Allemagne. On n'oubliera pas qu'il fit aussi preuve de népotisme quand il fit nommer son fils Philippe attaché d'ambassade, contre l'avis de Raymond Poincaré !


Le cas de Fritz Haber est encore pire (Rival, 1996) : chimiste allemand, né dans une famille juive, converti au protestantisme, il commença par des études de la synthèse de l'ammoniac, ce qui conduisit à des révolutions dans la fabrication des engrais et des explosifs, mais il poussa le zèle nationaliste et son ambition (rejoindre les élites allemandes) jusqu'à mettre au point les gaz de combat qui furent utilisés pendant la Première Guerre mondiale. L'attribution du prix Nobel de chimie, pour ses travaux initiaux conduisit à des débats qui ne sont pas clos, les Français et les Anglais refusant d'assiter à la cérémonie.  


Terminons ce rapide panorama des engagements extrinsèques par des scientifiques du passé avec le trio Leo Szilard/Hans Bethe/Edward Teller, tous trois réfugiés aux Etats-Unis lors de la Seconde Guerre mondiale. Tous trois furent impliqués dans la mise au point d'applications militaires de l'énergie nucléaire, et tous trois participèrent au projet Manhattan, mais leurs positions à  propos de l'utilisation de la bombe atomique furent très différentes.  
Szilard, tout d'abord, fut de ceux qui regrettèrent leur participation au projet Manhattan, au point d'avoir écrit un nouvelle, pour expliquer que, les scientifiques étant trop dangereux, il fallait les priver de la possibilité de faire leurs recherches en les obligeant à postuler pour des appels d'offres, ou à figurer dans le jury d'attribution des crédits de recherche (Szilard, 1961).  
Bethe, lui, accepta la direction scientifique du projet Manhattan, puis il se prononça contre le développement de la bombe à hydrogène, mais après que Harry Truman eut annoncé la mise en œuvre de ce programme et que la guerre de Corée eut éclaté, il se rallia à l'équipe associée à ce projet de bombe à hydrogène et joua un rôle crucial dans son développement ; il voulait voir le projet mené à terme, mais il semble qu'il ait souhaité que la fabrication d'une telle arme soit impossible (Feld, 1979). Enfin Teller était un fervent défenseur de la bombe à hydrogène et très en faveur d'un large programme de recherche américain sur l'arme nucléaire (Rival, 1996).  


Ce dernier exemple nous conduit à observer que les engagements extrinsèques dépendent tout autant des personnes que des circonstances où les scientifiques travaillent. L'éventail des possibilités d'engagement semble être aussi large que pour la population générale : techniques, idéologiques, politiques, didactiques... Et l'ultracépidarianisme est une menace constante, quand les scientifiques (pensons à Laplace, dans les cas précédents) confondent la compétence dans leur champ propre et la possibilité d'avoir un point de vue supérieur dans tous les domaines. On peut s'étonner que Laplace, mathématicien, ait si mal apprécié l'action qu'il devait mener, et, plus généralement, on s'étonne que des personnes formées à des raisonnements logiques oublient que les conclusions sont douteuses si des prémisses manquent.  
D'ailleurs les débats récents sur l'expertise montrent la confusion fréquente entre la "commande" qui est passée par l'institution aux scientifiques, à savoir établir les faits, et la volonté de contribuer à la décision, qui devrait toujours rester l'apanage de la société civile, sous peine de perdre en qualité démocratique. Les controverses à propos d'expertise (CNRS, 2022) résultent souvent de rapports tendus, voire d'un décalage, entre science et expertise. Constater que les deux activités relèvent chacune d’une logique qui lui est propre peut paraître paradoxal, car l’expertise scientifique – à savoir  la production de connaissances intégrée à des processus de prise de décision– tire sa légitimité de celle de la science. Les experts sont le plus souvent des scientifiques, mais lorsqu’ils deviennent experts, ils se retrouvent à travailler selon des règles et dans des contextes différents de celui où ils effectuent leur recherche.
 
 
3. Pourquoi cette hésitation à l'engagement intrinsèque ?
 
Pourquoi les scientifiques détournent-ils une partie de leur temps strictement scientifique pour des engagements extrinsèques ? On peut se demander si cette question n'est pas liée à la suivante : pourquoi tant de citoyens considèrent-ils les travaux scientifiques comme un peu "inutiles", alors même que les faits démontrent à l'envi que ces travaux sont la condition de développements techniques et de développements "intellectuels" (didactiques, rationalité, etc.) ?  
Pasteur, que nous n'avons pas considéré dans les évocations historiques précédentes, distinguait très explicitement -et énergiquement- les sciences et les applications des sciences, observant qu’il avait été conduit par les circonstances à abandonner la science pour la technologie : les vaccins, les sérums, les techniques de confection du vinaigre, du vin, etc. Pasteur voulait « être utile », et il justifiait ainsi sa transition, à partir des études de cristallographie (alors que, peut-être, c'est d'être dans un cul-de-sac de recherche scientifique qui le fit se tourner vers l'étude des fermentations) (This, 2022).


Est-ce à dire que la technique et la technologie seraient « utiles », tandis que les sciences de la nature seraient « inutiles » ? Les exemplent qui réfutent un idée aussi incongrue sont légion. Les chimistes savent de leur discipline combien l'enrichissement de Gay-Lussac, dans la seconde moitié de sa vie, est directement fondé sur ses travaux de science, ou comment Michel-Eugène Chevreul a directement contribué à l’industrie des bougies et des savons avec ses explorations de la chimie des graisses. Mais ce sont là des histoires anciennes ; plus près de nous, la mise au point des système de positionnement global par satellite sont la conséquence des études strictement scientifiques d'Albert Einstein. Ajoutons qu’Einstein ne pouvait même pas imaginer une telle application, puisqu’il officiait alors que le radar en était à ses tout débuts, que les « montres-téléphones » que nous avons aujourd’hui étaient de la pure science-fiction – qui faisait seulement rêver (Jacobs, 1962).


Mais reprenons la question " la science est-elle une activité inutile ?". Répondons d’abord que la connaissance est ce qui nous fait humain, n’est-ce pas ? Répondons aussi que les applications des sciences de la nature ne se limitent pas à des applications techniques, mais aussi à des applications en termes d’instruction, de vision du monde : sans connaissance scientifique du monde, on croyait ce dernier gouverné par des dieux qui auraient envoyé la foudre, la peste, les tsunamis... Et il y a lieu de préférer une médecine fondée sur des effets bien établis à des rebouteux ou autres sorciers.
Un de mes nombreux amis industriels à qui je réponds indirectement, avec le présent texte, m'a fait naguère observer que les inventions dérivées des travaux scientifiques « justifient » l'activité scientifique, et je propose de combattre une telle idée : il faut justifier l'activité scientifique par des découvertes, et pas par des inventions, que l’on a tort, en général, de détourner les scientifiques de la difficile activité qui est la leur, pour leur faire faire une activité technologique qui serait peut-être mieux faite par des technologues !  
Pasteur, à propos de découverte scientifique, disait « y penser toujours » : oui, pour avoir une chance de faire des découvertes scientifiques, il est dommageable de détourner de son temps, de son énergie, de son intelligence, vers des applications. N’opposons pas les sciences et les technologies, mais organisons au contraire leur rencontre, dans le respect des préoccupations professionnelles de chaque champ.
Pour discuter maintenant l’idée fausse selon laquelle les scientifiques seraient « décrochés de la lune », « hors du monde », contestons les propos du chimiste américain George Whitesides, qui écrit :  
« Pendant plus de cinq décennies, j’ai travaillé dans la recherche universitaire. Les questions que mes collègues et moi-même – étudiants diplômés, postdocs et collaborateurs – avons abordées au début étaient « académiques », c’est-à-dire qu’elles étaient purement axées sur la curiosité. »
Purement axées sur la curiosité ? Il a le droit de vouloir être curieux, mais nous discuterons ce point plus loin. Il ajoute :  
« C’était généralement très amusant, mais cela me semblait souvent un peu hors du monde. Plus récemment, je me suis intéressé à la meilleure façon de rendre la recherche universintaire à la fois intellectuellement intéressante (c’est-à-dire la science pour le plaisir de comprendre) et pratiquement utile (c’est-à-dire la technologie qui fonctionne). »  
Il est clair qu’il ne s’agit là que de son point de vue, et on lui répondrait volontiers que s’il est heureux dans cette nouvelle voie, tant mieux, mais que son point de vue n’est qu’idiosyncratique, et de mauvaise foi. D’autre part, observons que « pour la compréhension » est différent de « axé sur la curiosité », et il faut faire un commentaire sur « pratiquement utile », car Whitesides marque un point, à savoir reconnaître que les sciences de la nature n’ont pas seulement des applications dans la technique, mais aussi dans l’instruction (je n’utilise pas « éducation », car cela signifierait enseigner la politesse, les pratiques sociales, etc.).  
Enfin il cite le « quadrant Pasteur »... oubliant ou ignorant que Pasteur lui-même a reconnu très clairement que le fruit n’est pas l’arbre, d’une part, et qu’il s’est senti obligé de passer de la science à la technologie (vaccins, sérums, remèdes aux maladies du vinaigre, du vin, etc.).


Notre collègue américain a un point de vue différent de celui d’un Michael Faraday, qui cherchait une unité des phénomènes du monde, ou encore d’Albert Einstein qui, lui, avait une vision plus élevée que la seule curiosité : soulever un coin du grand-voile. Bref, les sciences de la nature ne sont pas seulement une question de curiosité, ou « d’amusement des scientifiques » : ces termes sont des symptômes révélateurs de l’état d’esprit de Whitesides, pas plus.


Tout cela étant dit, la science est-elle hors du monde ? Non, cent fois non ! D’ailleurs, que signifie l’expression « hors du monde » ? Avec nos séminaires, conférences, évaluations, articles, livres, enseignements, fêtes de la science, sommes-nous si « hors du monde » que cela ? Bien sûr, il y a de rares Andrew Wiles qui mettant très peu les pied au laboratoire, travailla pendant six ans pour démontrer la conjecture de Fermat (Castelvecchi, 2016). Mais tous les autres sont dans le monde, et ce monde ne cesse de les solliciter, peut-être même plus que s’ils travaillaient dans l’industrie !
D’ailleurs, les scientifiques passent beaucoup (trop) de temps à des tâches administratives (surtout en France ?), de sorte que la difficulté n’est pas de nous insérer dans le monde, mais, au contraire, de protéger notre temps d’activité scientifique. Nous devons demander des subventions, évaluer et être évalués, gérer nos budgets, discuter avec les fournisseurs, gérer les équipes de recherche, former les jeunes collègues... Hors du monde, vous avez dit ? Certainement pas !
 
 
5. Du temple au château
 
Terminons cette analyse de l'"engagement scientifique" avec l'évocation d'un discours d’Einstein intitulé « Les principes de la recherche », et prononcé en 1918 devant la Société allemande de physique, à Berlin, pour le soixantième anniversaire de Max Planck (nous donnons ici une traduction personnelle) :
 
"Dans le temple de la science, il y a de nombreuses demeures, et ceux qui les habitent, tout comme les motifs qui les y ont conduits, sont très variés. Beaucoup s'adonnent à la science par un sentiment joyeux de supériorité intellectuelle ; la science est leur sport particulier, vers lequel ils se tournent pour faire des expériences vivantes et satisfaire leur ambition ; on trouve dans le temple beaucoup d'autres personnes qui ont offert sur cet autel les produits de leur cerveau dans un but purement utilitaire. Si un ange du Seigneur venait chasser du temple toutes les personnes appartenant à ces deux catégories, l'assemblée serait sérieusement diminuée, mais il resterait encore à l'intérieur quelques hommes, des temps présents et passés. Notre Planck est l'un d'entre eux, et c'est pourquoi nous l'aimons.
Je suis tout à fait conscient que nous venons d'expulser à la légère, en imagination, beaucoup d'hommes excellents qui sont en grande partie, peut-être principalement, responsables des bâtiments du temple de la science ; et dans de nombreux cas, notre ange trouverait la tâche assez délicate de décider. Mais je suis sûr d'une chose : si les types que nous venons d'expulser étaient les seuls types existants, le temple n'aurait jamais vu le jour, pas plus qu'une forêt ne peut pousser si elle n'est composée que de lianes. Pour ces gens-là, n'importe quelle sphère de l'activité humaine fera l'affaire, si elle arrive à un certain point ; ce sont les circonstances qui les font devenir ingénieurs, officiers, commerçants ou scientifiques.  
Regardons à nouveau ceux qui ont trouvé grâce aux yeux de l'ange. La plupart d'entre eux sont un peu bizarres, peu communicatifs, solitaires, vraiment moins semblables entre eux, malgré ces caractéristiques communes, que ceux qui ont été rejetés. Qu'est-ce qui les a amenés au temple ? C'est une question difficile, qui ne peut avoir aucune réponse simple. Tout d'abord, je crois, avec Schopenhauer, que l'un des motifs les plus puissants qui poussent les hommes vers l'art et la science est la volonté d'échapper au quotidien de la vie, avec sa crudité douloureuse et sa grisaille sans espoir, des entraves de ses propres désirs toujours changeants. Une nature bien trempée aspire à s'évader de la vie matérielle pour entrer dans le monde de la perception et de la pensée objectives ; ce désir peut être comparé à l'envie irrésistible du citadin de s'évader de son environnement bruyant et exigu pour entrer dans le silence des hautes montagnes, où l'œil se promène librement dans l'air pur et immobile et trace avec tendresse les contours reposants apparemment construits pour l'éternité.
Ce motif négatif s'accompagne d'un motif positif. L'homme s'efforce de se faire une image simplifiée et intelligible du monde qui lui convient le mieux ; il essaie ensuite, dans une certaine mesure, de substituer son cosmos au monde de l'expérience, et de le surmonter. C'est ce que font, chacun à sa manière, le peintre, le poète, le philosophe et le naturaliste. Chacun fait de ce cosmos et de sa construction le pivot de sa vie affective, afin de trouver ainsi la paix et la sécurité qu'il ne trouve pas dans le tourbillon de l'expérience personnelle.
Quelle place occupe l'image du monde du physicien théoricien parmi toutes ces images possibles ? Elle exige la plus grande précision et la plus grande rigueur dans la description des phénomènes, telles que seule l'utilisation du langage mathématique peut donner. En ce qui concerne son sujet, d'autre part, le physicien doit se limiter considérablement : il doit se contenter de décrire les événements les plus simples de notre expérience ; tous les événements plus complexes sont au-delà du pouvoir de l'intellect humain de reconstruire avec la subtile précision et la perfection logique que le physicien théorique exige. Pureté, clarté et certitude suprêmes au prix de l'exhaustivité. Mais quel peut être l'attrait de connaître à fond une si petite partie de la nature, alors que l'on laisse timidement et timidement de côté tout ce qui est plus subtil et plus complexe ? Le produit d'un effort aussi modeste mérite-t-il d'être appelé du fier nom de théorie de l'univers ?
A mon avis, ce nom est justifié ; car les lois générales sur lesquelles repose la structure de la physique théorique prétendent être valables pour tout phénomène naturel quel qu'il soit. Avec elles, il devrait être possible de parvenir à la description, c'est-à-dire à la théorie, de tout processus naturel, y compris la vie, par pure déduction, si ce processus de déduction ne dépassait pas de beaucoup la capacité de l'intellect humain. Le renoncement du physicien à la complétude de son cosmos n'est donc pas une question de principe fondamental.
La tâche suprême du physicien est de parvenir à ces lois élémentaires universelles à partir desquelles le cosmos peut être construit par pure déduction. Il n'y a pas de chemin logique vers ces lois ; seule l'intuition, reposant sur une compréhension sympathique de l'expérience, peut les atteindre. Dans cette incertitude méthodologique, on pourrait supposer qu'il existe un nombre infini de systèmes possibles de physique théorique, tous également justifiés ; et cette opinion est sans doute correcte, théoriquement. Mais le développement de la physique a montré qu'à tout moment, parmi toutes les constructions concevables, une seule s'est toujours révélée résolument supérieure à toutes les autres. Personne qui ait vraiment approfondi la question ne niera que, dans la pratique, le monde des phénomènes détermine de façon unique le système théorique, bien qu'il n'y ait pas de pont logique entre les phénomènes et leurs principes théoriques ; c'est ce que Leibnitz a si bien décrit comme une "harmonie préétablie". Les physiciens reprochent souvent aux épistémologues de ne pas prêter suffisamment attention à ce fait. C'est là, me semble-t-il, que se trouvent les racines de la controverse qui a opposé, il y a quelques années, Mach et Planck.
Le désir de contempler cette harmonie préétablie est la source de la patience et de la persévérance inépuisables avec lesquelles Planck s'est consacré, comme on le voit, aux problèmes les plus généraux de notre science, refusant de se laisser détourner vers des fins plus reconnaissantes et plus faciles à atteindre. J'ai souvent entendu des collègues tenter d'attribuer cette attitude à une volonté et à une discipline extraordinaires - à tort, à mon avis. L'état d'esprit qui permet à un homme d'accomplir un tel travail est comparable à celui de l'adorateur religieux ou de l'amoureux ; l'effort quotidien ne découle d'aucune intention ou programme délibéré, mais vient directement du cœur. Il est là, notre Planck bien-aimé, et il sourit intérieurement à mes jeux d'enfant avec la lanterne de Diogène. L'affection que nous lui portons n'a pas besoin d'être expliquée en détail. Puisse l'amour de la science continuer à éclairer son chemin dans l'avenir et le conduire à la solution du problème le plus important de la physique actuelle, qu'il a lui-même posé et pour lequel il a tant fait. Puisse-t-il réussir à réunir la théorie quantique, l'électrodynamique et la mécanique en un seul système logique
".
 
Pour terminer, examinons une réécriture de ce texte, pour corriger de nombreux mots ou idées à la lueur de de tout ce qui a été discuté précédemment, dans cet article :  
"Des hommes et des femmes ont des raisons variées de se trouver dans le Château des Sciences de la nature. Leurs motivations, leurs caractères, leurs valeurs, leurs morales sont aussi divers qu'à l'extérieur, dans le grand monde. L’un, l'une, s’adonnent à ces Sciences parce qu'il ou elle y prend un plaisir merveilleux... qu'il ou elle pourrait toujours justifier avec d'autant plus de mauvaise foi qu'il ou elle serait plus intelligent, plus intelligente ; mais ceux-là n'ont pas besoin de perdre ainsi leur temps à se justifier, car il leur suffit d'être là, actifs, engagés, heureuxs. Pour eux, il y a ce bonheur des mécanismes du monde, tels des engrenages à l'infini. Leur quête est un sport suffisant, un monde animé, débordant d’énergie, la réalisation de tous leurs rêve. Leur engagement est "intrinsèque".  
Mais beaucoup d’autres se rencontrent également en ce Château, et pour ces autres, les motivations extrinsèques ou concommitantes, plutôt qu'intrinsèques, ne manquent pas ! Il y a ceux qui viennent là pour régner, diriger (sur les autres). Il y a ceux qui viennent là pour "gagner leur vie". Ceux qui viennent là parce qu'il y a du monde, de la lumière, du chauffage... Il y a ceux qui aiment la difficulté de l'opération. Ceux qui y ont été conduits par leur famille, leur environnement... Il y a aussi ceux qui sont là parce que pourquoi pas là plutôt qu'ailleurs. Il y a ceux qui sont là parce que les hasards de la vie les y ont conduits. Il y a ceux qui sont là parce que ce sont des marchands. Il y a ceux qui sont là parce qu'ils admirent ceux qui ont un intérêt intrinsèque à y être, et qu'ils voudraient bien avoir, comme eux, une sorte de foi naïve dans les Sciences de la nature, ce qui, d'ailleurs, peut les conduire à s'y efforcer. Et tous les autres.  
Si un ange vengeur apparaissait et chassait du Château tous les hommes qui font partie de toutes les catégories sauf la première, le Château se viderait, mais on y trouverait encore, tout de même, des hommes et des femmes du passé et du présent. Parmi ceux-là, nous trouverions notre Jean-Marie. C’est pour cela que nous l’aimons.
Je sais bien que, par son apparition, l'ange aurait chassé d’un coeur léger beaucoup d’hommes et de femmes de valeur, et même certains qui ont édifié le Château des Sciences. Pour l'ange, la décision à prendre serait effroyablement difficile dans nombre de cas, d'autant que le Château ne se serait pas édifié sans beaucoup de ceux qui ont été exclus, tout comme une forêt ne survit pas si elle n’est constituée que d'arbres!  
Mais quand même, il faut admettre que beaucoup auraient pu se contenter de n’importe quel théâtre pour leur activité. Les circonstances auraient pu décider différemment de leur carrière, et ils auraient pu exercer des métiers d’ingénieur, d’officier, de commerçant, de sportif, de directeur, de président...  
Regardons ceux et celles qui ont trouvé grâce aux yeux de l’ange. Ils sont singuliers, parfois solitaires et difficilement reconnaissables. Comment sont-ils arrivés au Château ? Difficile à dire, d'autant que les raisons ne sont sans doute pas les mêmes pour tous. Albert Einstein et Arthur Schopenhauer ont proposé qu’une des motivations les plus puissantes qui conduisent à une oeuvre artistique ou scientifique est la volonté d’ "évasion du quotidien dans sa rigueur cruelle et sa monotonie désespérante, un besoin d’échapper aux chaînes des désirs propres éternellement instables". Cela pousserait les êtres sensibles à se dégager de leur existence personnelle pour chercher l’univers de la contemplation et de la compréhension objectives. Cette motivation ressemblerait à la nostalgie qui attire le citadin loin de son environnement bruyant et compliqué vers les paisibles paysages de la haute montagne, où le regard vagabonde à travers une atmosphère calme et pure, et se perd dans les perspectives reposantes semblant avoir été créées pour l’éternité.
Personnellement, je crois que le rejet -négatif- d'un monde "cruel", "désespérant", "monotone" n'est pas une bonne explication. Ne peut-on pas, plutôt, imaginer que l'intérêt intrinsèque pour les Sciences de la nature soit la vraie motivation ? D'ailleurs, le monde n'est ni cruel, ni désespérant, ni monotone... Il est le monde, et nous le voyons tel que nous en construisons la vision : à nous de le voir merveilleux, perfectible, d'une infinie variété... Qu'importe, parce que la question n'est pas là : il y a dans les Sciences de la nature, dans leur pratique, seconde après seconde, un plaisir intrinsèque... qui n'est pas extrinsèque par définition. Et voilà pourquoi l'ange aurait tant de difficulté !
Oui, ceux qui resteraient dans le Château cherchent à se former une image du monde simple et claire. Ainsi surmontent-ils l’univers du vécu parce qu’ils s’efforce, dans une certaine mesure, de le remplacer par cette image. Mais non pas pour le vaincre, mais pour ajouter un niveau de vision. A la construction de cette vision intellectuelle, et à sa réalisation, ils consacrent l’essentiel de leur vie, focalisant leur énergie, échappant à l’expérience tourbillonnante et subjective du monde
."
 
 
 
Références
 
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L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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