Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
    Académie d’Alsace   des Sciences, Lettres et Arts  

Science, technologie, technique... et instruction

Hervé This est chimiste, directeur du Centre International de gastronomie moléculaire Inrae-AgroParisTech, et membre du Comité directeur de l'Académie d'Alsace


Le titre du présent texte correspond à une partie d’un livre, le Cours de gastronomie moléculaire N°1 (Editions Quae/Belin), qui est un réalité un « traité d’innovation » hybridé avec une introduction à l’épistémologie : après des considérations sur  les rapports entre la science et la technique, des centaines d’ « inventions » culinaires sont organisées, de façon formelle, et une méthode d’invention est proposée.
Ici, le propos est bien plus limité, et plus pratique : je veux répondre à des amis selon qui les scientifiques seraient de purs esprits, un peu inutiles. Et je veux leur répondre que non, les sciences de la nature ne sont pas de coûteuses « danseuses », mais bien un socle sur lequel s’érige la technique.

 


D’abord les mots, puisque le mot, c’est la pensée

 

Partons des mots, toujours des mots : en grec, techne signifie « faire ». La technique, c’est le faire… raison pour laquelle le grand Claude Bernard avait bien raison de dire que la médecine est une technique, au même titre que l’ébénisterie, ou la métallurgie. La technologie, elle, tire sa définition de techne et logos, le discours, l’étude : la technologie est l’étude de la technique en vue de son amélioration. Claude Bernard, toujours lui, observait justement que, pour la médecine, la technologie est la recherche clinique. Et les sciences de la nature, enfin, jadis nommées « philosophie naturelle », sont l’étude des mécanismes des phénomènes. Pour Claude Bernard, c’est la physiologie.
Louis Pasteur, dont nous commémorons la naissance en 2022, faisait les mêmes distinctions… en observant qu’il avait été conduit par les circonstances à abandonner la science pour la technologie : les vaccins, les sérums, les techniques de soin du vinaigre, du vin, etc. Oui, Pasteur voulait « être utile », et, mieux encore, il n’a cessé de répéter qu’il n’y a pas de « science appliquée », parce que si l’on parle de science, on ne parle pas d’application, de sorte qu’une science qui est appliquée n’est pas de la science, mais de la technologie ou de la technique. L’arbre n’est pas le fruit !
Est-ce à dire que la technique et la technologie sont « utiles », tandis que les sciences de la nature seraient « inutiles » ? Ce serait une courte vue que de le croire, et le meilleur des exemples est donné par le travail -strictement scientifique- du physicien Albert Einstein : sans ses études de la relativité, nous n’aurions pas les systèmes de positionnement  global actuels ! Ajoutons qu’Einstein ne pouvait même pas imaginer une telle application, puisqu’il officiait alors que le radar en était à ses tout débuts, et que les « montres-téléphones » que nous avons aujourd’hui étaient de la pure science fiction -qui faisait rêver-, comme dans la bande dessinée Le piège machiavélique, d’Edgar P. Jacobs.

 


La méthode des sciences de la nature

 

D’ailleurs, pour mieux faire comprendre l’intérêt des sciences de la nature, il est sans doute d’en donner une meilleure description, au-delà de leur objectif, qui est, on le répète, d’explorer les mécanismes de phénomènes. Et cette meilleure description inclut celle de la « méthode » des sciences de la nature. Cette méthode procède ainsi :


(1) On commence par identifier clairement un phénomène : le bleu du ciel, le fait que les neiges soient éternelles au-dessus d’une certaine altitude, le fait que de l’huile liquide battue dans du jaune d’oeuf liquide et du vinaigre liquide conduise à une préparation si ferme que la cuiller y tient debout, le brunissement d’une viande que l’on grille, le gonflement d’un soufflé…


(2) Puis, ce phénomène ayant été identifié, on le caractérise quantitativement : cela signifie que l’on mesure, que l’on détermine la couleur exacte du bleu du ciel, que l’on analyse les variations de température de l’air en fonction de l’altitude, que l’on mesure la viscosité de la sauce mayonnaise formée, et ainsi de suite, produisant de très grandes quantités de résultats de mesures, de nombres.


(3) Ayant ces immenses tableaux de nombres, on les synthétise en équations. Par exemple, quand on analyse la couleur, on utilise un prisme ou un réseau pour séparer les ondes électromagnétiques, de fréquence bien particulière, dont la somme fait la lumière d’une certaine couleur. Si l’on utilise un de ces classiques spectromètres UV-visible que nous avons dans les laboratoires de chimie, ce sont des milliers de résultats de mesures qui forment un « spectre » (voir la figure 1) ; et il faut de très nombreux spectres pour avancer dans l’exploration scientifique.
Surtout, à partir des données de mesure, il faut trouver des équations qui décriront les phénomènes de façon « économe ». Un exemple classique est l’établissement d’une « loi » élémentaire, telle celle d’Ohm, entre la différence de potentiel aux bornes d’un fil conducteur de l’élecricité, et l’intensité du courant électrique : le physicien allemand Georg Ohm l’a établie en mesurant des intensités pour différentes différences de potentiel, et il a observé qu’il y a une proportionnalité entre les deux grandeurs. On ne parle plus aujourd’hui de « loi » (une loi, c’est une volonté humaine, alors que l’équation correspondant au phénomène physique est une donnée de la nature).


(4) Ayant un ensemble d’équations qui décrivent quantitativement le phénomènes, il faut ensuite le regrouper en une « théorie », qui inclut des concepts nouveaux : les notions d’électron, d’entropie, etc. Là, il y a une étape d’induction, d’invention strictement guidée par l’ensemble des équations réunies, pour une description générale, mécanistique, du phénomène. C’est une étape très passionnante, difficile, mais l’occasion d’agrandir la boîte à outils de la pensée, en se fondant sur le socle « granitique » décrit précédemment, quantitatif, toujours quantitatif. Pas de baratin !


(5) Une théorie étant une sorte de modèle réduit de la réalité, il faudrait être naïf pour croire qu’elle décrit parfaitement le phénomène ! Non, elle est approchée, de mieux en mieux approchée à mesure que l’on progresse, mais elle n’est jamais « exacte »… de sorte que ce serait un non-sens que de chercher à la « vérifier ». Le mieux que l’on puisse faire, c’est d’en chercher des conséquences testables, afin de les tester… en vue de dépister les failles théoriques. Ceux qui prononcent les mots « démontrés scientifiquement » sont dans la plus grande des erreurs !


(6) Et vient l’étape des tests expérimentaux, qui sont précisément la recherche de failles théoriques… en vue d’améliorer la théorie.

 


Retour à la technologie et à la technique

 

Les choses étant plus claires, nous pouvons revenir aux « questions qui fâchent », et notamment de savoir si la science est une activité inutile. Répondons donc d’abord que la connaissance est ce qui nous fait humain, n’est-ce pas ? Répondons aussi que les applications des sciences de la nature ne se limitent pas à des applications techniques, mais aussi à des applications en termes d’instruction, de vision du monde : n’oublions pas que, sans connaissance du monde, on croyait ce dernier gouverné par des dieux qui auraient envoyé la foudre, la peste, les tsunamis… Et je préfère une médecine fondée sur des effets bien établis à des rebouteux ou autres sorciers.
Surtout, si l’on considère le champ  technique des métiers de bouche, que je connais bien, il faut quand même dire que l’on est parti, dans les années 1980, d’une situation où les pâtissiers craignaient de mêler du basilic à du citron vert, parce que la « synergie » (un mot dont on aurait raison de toujours se méfier) « aurait » pu faire de la toxicité ; d’une situation où l’on croyait fautivement que les soufflés gonflaient en raison de la dilatation des bulles d’air (alors que, dans un de mes séminaires expérimentaux, j’ai montré à des cuisiniers stupéfaits comment faire gonfler des soufflés sans battre les blancs en neige) ; d’une situation où l’on écumait les veloutés… en passant des heures à retirer… la sauce elle-même !
Bref, pour le champ des métiers  du goût, nous sommes passés d’une culture du secret technique (pauvres petits secrets) à une culture ouverte, de la connaissance.
Et pour les applications de notre discipline scientifique qu’est la gastronomie moléculaire et physique, on trouvera sur le site de mon ami Pierre Gagnaire la description d’inventions que je fais au rythme d’une par mois depuis 20 ans ! Qui dira que les sciences de la nature sont inutiles, quand elles permettent d’innover à ce rythme, alors que l’activité empirique culinaire avait peine à introduire quelques vagues nouveautés, au rythme de quelques unes par siècle ?
Mon ami à qui je réponds avec ce texte me fait observer que ces inventions « justifient » mon activité scientifique, mais je lui réponds qu’il a tort, que l’on a tort, en général, de détourner les scientifiques de la difficile activité qui est la leur, pour leur faire faire une activité technologique qui serait mieux faite par des technologues ! Ne mélangeons pas tout, sans quoi nous ne ferons rien de bien. Pasteur, à propos de découverte scientifique, disait « Y penser toujours » : oui, pour avoir une chance de faire des découvertes scientifiques, il est dommageable de détourner de son temps, de son énergie, de son intelligence, vers des applications. N’opposons pas les sciences et les technologies, mais organisons au contraire leur rencontre… dans le respect des préoccupations professionnelles de chaque champ.


D’ailleurs, je termine en signalant que, quand j’évoque les quatre champs de la technique, de la technologie, de l’instruction, de la science, je n’en mets pas une au dessus des autres, car après tout, un bon technicien vaut mieux qu’un mauvais scientifique, un bon professeur mieux qu’un mauvais technologue… 

 

Bref, ne cédons pas  à la tentation de comparer ce qui ne peut pas être comparé, mais orchestrons le développement harmonieux des activités humaines !

 

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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