Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
    Académie d’Alsace   des Sciences, Lettres et Arts  

De la Renaissance au xxe siècle : les « académies » avant l’Académie d’Alsace

 

 

Gabriel Braeuner

 

 

 

 

Dans la liste des trente-trois académies en région affiliées à l’Institut de France, l’Académie d’Alsace est la plus jeune. Sa création remonte à 1952.
Songez que l’Académie des Jeux floraux de Toulouse date de 1323 ! La majorité d’entre elles remontent cependant à l’Ancien Régime, à la suite de l’Académie française, née en 1634.
Notre histoire ne s’inscrit pas dans ce cadre.

 

Les sociétés littéraires allemandes


Les premières académies furent constituées en Alsace par des sociétés littéraires qui ont éclos en pleine période humaniste, quand le retour aux sources littéraires de l’Antiquité devint une ardente obligation, en même temps que la nécessité de réformer une Église de plus en plus défaillante. Il s’agissait de réformer par l’éducation les cadres de l’institution et leurs ouailles selon la belle formule d’Érasme : « L’homme ne naît pas homme, il le devient. »
C’est dans la petite « académie » strasbourgeoise, la Sodalitas litteraria, que le plus illustre des humanistes européens est accueilli au mois d’août 1514. Dans celle qu’Érasme a qualifiée de « fameuse association strasbourgeoise, qui n’est pas seulement lettrée mais aussi très savante », on trouve, autour du pédagogue Jacques Wimpfeling, qui l’avait créée, Sébastien Brant, syndic de la cité et auteur à succès de La Nef des fous (1494), et tous ceux qui formaient le cercle des humanistes locaux : imprimeurs et libraires, fonctionnaires, savants et érudits dans les maisons religieuses et les établissements scolaires. Un an plus tard, Wimpfeling, de retour dans sa ville natale de Sélestat, y crée la même institution. Y figurent, entre autres, Beatus Rhenanus, qui deviendra le principal collaborateur d’Érasme à Bâle, et Martin Bucer, encore dominicain et futur réformateur protestant.
En constituant ces deux sociétés littéraires, Wimpfeling ne fait que prolonger les sociétés créées par l’humaniste allemand Conrad Celtis (1459-1508), l’une rhénane, l’autre danubienne, auxquelles il avait assigné le soin de collecter des manuscrits anciens et de promouvoir les langues humanistes : grec, latin, hébreu. Une fois encore, l’Italie avait servi de modèle avec, à Florence, l’­Academia platonica du néoplatonicien Marsile Ficin, l’Académie romaine, et surtout celle de Venise, la Neo-acamedia du grand imprimeur Alde Manuce, qui avait accueilli Érasme en 1508 et publié ses Adages, point de départ d’un nouvel engouement pour la pensée et la langue grecques.

 


Les académies françaises


À la suite de la création de l’Académie française par le cardinal de Richelieu, les académies essaiment dans les grandes villes. L’Alsace, rattachée au royaume de France à la fin du xviie siècle, reste un peu à l’écart du mouvement. Française de fraîche date et bénéficiant de la pax gallica, elle a besoin d’un peu de temps pour assimiler les us et coutumes de la monarchie absolue. Les comportements culturels, la présence protestante, l’utilisation de la langue allemande, les traditions démocratiques des petites républiques urbaines ne sont pas immédiatement compatibles avec les attentes d’une monarchie catholique, centralisée et de langue française. Il faudra attendre le milieu du xviiie siècle pour récolter les premiers effets d’une intégration culturelle qui reste confinée aux élites. Les intendants, l’administration royale, les conseillers et avocats du Conseil souverain, sans oublier les jésuites, y contribueront sensiblement.
La communauté protestante, longtemps rétive, finit par céder, notamment à Colmar grâce au poète et pédagogue Théophile Conrad Pfeffel (1736-1809). Plus que la Société de lecture (1760), c’est la Tabagie littéraire, fondée en 1785 sous son impulsion, qui apparaît comme un lieu académique, biconfessionnel, privilégiant le débat d’idées, riche d’une bibliothèque où les encyclopédistes figurent en bonne place. Forte de sept membres chefs (titulaires), vingt-quatre membres associés et trente et un membres correspondants répartis dans toute l’Alsace, la Tabagie rassemble des gens issus du monde de la justice et de l’administration, de l’armée et de l’industrie. Les industriels Haussmann y sont fort actifs. En outre, l’appartenance à la franc-maçonnerie est partagée par un tiers des membres.
À Strasbourg, la tentative du prêteur royal, le baron d’Autigny, de fonder une Académie des Belles Lettres en 1769 se solde par un échec. Malgré l’effervescence intellectuelle de la capitale alsacienne et son ambition de jouer un rôle de médiation entre la culture française et la culture allemande, les conditions ne seront jamais réunies pour susciter une académie capable de rapprocher les uns et les autres. Les intérêts des sociétés locales divergent. L’Allemagne, qui envoie quelques-uns de ses étudiants les plus brillants à l’Université de Strasbourg, est alors en pleine révolution littéraire. Les aspirations tumultueuses et novatrices du Sturm und Drang trouvent un écho en ville tout en dressant quelques frontières entre les différents acteurs locaux. La présence de Lenz, Jung-Stilling et Goethe dans la capitale alsacienne n’est pas étrangère à cette féconde agitation.
On retiendra, entre autres, le destin éphémère et pourtant prometteur de la publication en langue allemande du Bürgerfreund (1776-1777), émanation de deux sociétés concurrentes, la Société philanthropique et la Deutsche Gesellschaft, dont le but affiché était « non pas l’homme sur la lune mais l’homme dans son propre pays, l’Alsace ! » Un sujet à l’étrange résonance contemporaine.

 


La Société académique du Bas-Rhin


Il faut attendre l’extrême fin du xviiie siècle pour voir apparaître, en 1799, la Société libre des Sciences et des Arts, qui fusionne en 1802 avec la Société libre d’agriculture et d’économie intérieure et la Société de médecine pour former la Société académique du Bas-Rhin pour le progrès des Lettres, des Arts et de la vie économique. Son territoire, à défaut d’être régional, est départemental. On y promeut le savoir à partir de la recherche scientifique et on le vulgarise en même temps. La Société académique – qui existe toujours – est autant fille de son temps qu’héritière de l’humanisme du xvie siècle et des Lumières du xviiie siècle. « À une époque où l’agriculture constituait le fondement de l’économie, elle en fait le pivot de sa réflexion, autour duquel tournaient les Lettres, les Sciences et les Arts », écrit l’historien Jean-Michel Boehler.
La Société intègre parfaitement, tout au long du xixe siècle, les transformations scientifiques et économiques de l’époque. Elle résistera à la germanisation des esprits dans le Reichsland, et se singularisera au xxe siècle par la qualité des études publiées par son Bulletin ; la variété des thèmes étudiés en fit, après 1975, une véritable encyclopédie régionale.

 


La Société industrielle de Mulhouse


Dans cette volonté de couvrir tous les champs d’activité de l’homme, l’apport de la Société industrielle de Mulhouse (SIM) fut essentiel. Créée en 1826, elle demeure un important organe privé de promotion régionale. Les missions qu’elle s’assigne dès l’origine sont claires : « L’avancement et la propagation de l’industrie, la réunion sur un point central d’un grand nombre d’éléments d’information et d’instruction, la communication des découvertes et faits remarquables, la validation par les expériences concrètes du bien-fondé des inventions technologiques, le développement des recherches scientifiques pouvant être utiles à l’industrie. » La SIM, organisation patronale à visée philanthopique et culturelle, prolongeait d’une certaine manière d’une académie local pionnière, la Société pour la propagation du bon goût et des belles lettres, créée en 1775, c’est-à-dire avant même le rattachement de Mulhouse à la France.
Le bilan de la SIM est impressionnant. Ses multiples domaines d’intervention sont à l’origine des nombreuses institutions économiques, sociales et culturelles mulhousiennes et haut-rhinoises : nouveau quartier, habitat ouvrier, bibliothèque municipale, musées. Elle assumera, à partir de 1860, le rôle de société d’histoire et d’archéologie de la ville, suscitant non seulement des études sur le passé mulhousien, surtout industriel, mais également la création du musée historique local. Son Bulletin fut une référence jusqu’au début du xxie siècle. On y traitait de sujets que l’on ne trouvait nulle part ailleurs : industrie textile, mécanique, chimie, agriculture, chemin de fer, écoles professionnelles, plantes industrielles, etc.
La vieille dame n’a pas disparu du paysage mulhousien et alsacien. Elle est aujourd’hui, riche de son passé, un centre de rencontres et de prospective efficace. Les Conférences Érasme, entre autres, consacrées à des sujets sociétaux, continuent d’attirer un large public.

 


Au temps du Reichsland


Ce n’est pas du côté académique français que lorgne l’Alsace à partir de 1870. Bien au contraire ! Pour les autorités politiques et universitaires allemandes, il s’agit, en priorité, de germaniser les esprits. Se pose d’emblée pour l’Alsace la question de son identité et de son expression culturelle. À la fin du xixe siècle, le Cercle de Saint-Léonard, animé par Anselme Laugel et Charles Spindler, à travers la Revue alsacienne illustrée (1898-1913), prône l’appartenance à une double culture, française et allemande, avant que la revue, reprise par Pierre Bucher, ami de Barrès, prenne une orientation nettement française.
On coexiste, on s’ouvre un peu. Altdeutsche et Alsaciens de souche ne s’ignorent pas toujours, en particulier au Kunschthafe de Schiltigheim, véritable creuset artistique autour du fabricant de foie gras Auguste Michel. Mais on campe le plus souvent sur ses positions. Il existe désormais une Wissenschaftliche Gesellschaft (1896), qui fait pendant à la Société académique du Bas-Rhin. Le Club vosgien (1872) s’est enrichi d’une section poétique et littéraire où les universitaires allemands investissent la Heimatkunde. En 1911 apparaît une Gesellschaft für elsässische Literatur qui ambitionne de publier les écrivains alsaciens majeurs de la période humaniste... époque où la région était allemande ! La plupart de ces sociétés ont le mérite d’être pluridisciplinaires, mais aucune ne rassemble. Chacune illustre le clivage culturel et politique qui traverse l’Alsace.
Pour la petite histoire, l’actuelle Académie lorraine des Sciences est indirectement une création d’élites alsaciennes qui ont quitté l’Alsace à la suite de la guerre de 1870 et de l’Annexion. Elle est l’héritière de la Société du muséum d’histoire naturelle de Strasbourg, fondée en 1826, qui deviendra la Société des Sciences naturelles de Strasbourg en 1858. Après 1871, la société se transporte à Nancy pour prendre le nom de Société des Sciences de Nancy, avant de devenir Société lorraine des Sciences en 1960, puis Académie et Société lorraine de Sciences en 1960, et enfin Académie lorraine des sciences en 2001.

 


De quelques éloignements successifs


Paradoxalement, le retour à la France et l’effusion de l’hiver 1918 où l’Alsace hissa haut et fort le drapeau tricolore, exprimant ainsi son attachement à un pays qui l’avait pourtant « abandonnée » en 1871, n’eurent pas les résultats attendus. La France n’était plus tout à fait celle que l’Alsace avait quittée un demi-siècle auparavant et l’Alsace n’était plus celle du Second Empire. Elle avait vécu, et plutôt bien vécu, durant la période où elle fut terre d’Empire (Reichsland). Elle avait fini par goûter et partager la prospérité de l’empire des Guillaume, alors première puissance économique en Europe. Elle avait, en outre, changé de fond en comble. En 1870, 75 % de sa population était rurale, en 1914, 55 % des Alsaciens habitaient la ville.
Les attentes divergeaient de part et d’autre. D’un côté, un État laïc et centralisé, de l’autre, une province attachée à ses particularismes. Le divorce fut consommé quand Édouard Herriot, président du Conseil, voulut introduire en 1924, sans nuance aucune, l’ensemble des lois de la République. Le malaise s’installa et perdura jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’Alsace connut un fort mouvement autonomiste auquel le gouvernement de la République n’entendit pas grand-chose. Nulle place donc dans un tel climat – que la crise de 1929 et l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne en 1933 aggravèrent – pour une académie digne de ce nom, capable de rassembler sous une même coupole les élites scientifiques, littéraires et artistiques de la région.
L’Université de Strasbourg tenta de rester au-dessus de la mêlée. Elle avait, à son tour, eu pour vocation d’être une vitrine française, face à l’Allemagne. Pour ce faire, elle hérita, à partir de 1918, de quelques enseignants remarquables dont les historiens Marc Bloch et Lucien Febvre. De cette rencontre naquit l’École des Annales, qui renouvela le discours historique en France et élargit considérablement le territoire de l’histoire au vaste horizon de la nature, des paysages, de la démographie, des échanges économiques et des mœurs. L’économique devint ainsi le terrain d’investigation privilégié des chercheurs qui s’ouvrirent aux sciences sociales.
Les temps n’étaient pas encore mûrs pour autant. Ils le furent encore moins après l’annexion de l’Alsace en 1940 par l’Allemagne nazie. On éradiqua purement et simplement tout ce qui rappelait la France. Il fallut attendre l’après-guerre pour que les conditions d’installer une académie sur le modèle des académies de France fussent remplies.
Tout était devenu différent. Après cinq années de barbarie et de négation spirituelle et culturelle, l’Alsace éprouva à nouveau un fort désir de France où s’exprima l’impérieux désir d’en partager les valeurs et les richesses culturelles. À ce désir s’ajouta un désir non moins évident d’Europe, une Europe nouvelle et pacifique, à reconstruire, où, le moment venu, les belligérants d’hier se retrouveraient autour de la même table pour (enfin) essayer de vivre ensemble. Car sur la carte de l’Europe d’après-guerre, notre région figurait en son centre. La Mitteleuropa, à l’époque, c’était elle.

 

Le poète et pédagogue Pfeffel fonde, en 1785, à Colmar, la Tabagie littéraire, une académie biconfessionnelle dotée d'une riche bibliothèque.

Jacques Wimpfeling, créateur de la Sodalitas litteraria de Strasbourg, qui accueillit Erasme en 1514.

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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