Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
    Académie d’Alsace   des Sciences, Lettres et Arts  

Remise du Prix de philosophie 2010

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Remise du Prix de Philosophie à Camille Jouan
Au Lycée Alfred Kastler de Guebwiller
Le 22 octobre 2010

 

Ce fut un plaisir de rencontrer Camille JOUAN, notre jeune et brillante lauréate du Prix de Philosophie. Elle a obtenu son baccalauréat en série littéraire avec une moyenne de 19,37. Elle fut élève au Lycée Scheurer Kestner à Thann où une délégation de l’ASLAA fut reçue le 22 octobre.
M. Denis Zimmermann, proviseur de cet important lycée, entouré de plusieurs professeurs a accueilli la lauréate à présent en khâgne au Lycée Fustel de Coulanges de Strasbourg.
Christiane Roederer a présenté les objectifs de notre Compagnie, notre consoeur Marguerite Gable-Sénné a pris la parole pour évoquer la création littéraire tandis que notre confrère, Jean-Paul Sorg, a développé : « Le talent philosophique ».
Ce fut une rencontre riche en échanges avec la famille de la lauréate et le corps des professeurs si dévoué à la réussite de ses élèves.

 

Le talent philosophique, par Jean-Paul Sorg


La philosophie ? Une disposition de l’esprit, un talent singulier, une passion, une vocation, une vertu. Une éthique par elle-même.
L’institution, en France, depuis le temps de Napoléon 1er, d’un enseignement de la philosophie dans les classes terminales des lycées, fait que chaque année éclosent quelques talents philosophiques remarquables. La preuve… Nous fêtons ce soir un 19 au Bac !
On supposera donc qu’il existe, mais on ne l’admet pas si facilement, un talent philosophique spécifique, qui, comme tous les talents d’ailleurs, n’est pas équitablement réparti, n’est pas « la chose du monde la mieux partagée », contrairement au bon sens selon Descartes. Ce qui pose de suite un problème, pour un cartésien : la philosophie n’est donc pas simplement l’exercice du bon sens ou de « la puissance de bien juger », de « distinguer le vrai d’avec le faux ». La faculté de philosopher ne serait pas « naturellement égale entre tous les hommes » ? Voilà une conséquence qui heurte notre sens républicain, qui contrevient à son postulat de l’égalité. Aussi les professeurs eux-mêmes, et j’en étais un, ne reconnaissent-ils spontanément l’existence d’un tel talent chez leurs meilleurs élèves et ignorent-ils son concept.
Des talents artistiques, oui. Un talent, souvent précoce, pour la musique, oui. Ou un talent littéraire. Mais philosophique ? La philosophie n’est pas un art ! Ou bien ?
Une des singularités, en Europe, du système scolaire français, c’est qu’il attache l’apprentissage philosophique au baccalauréat et que l’épreuve reine en soit la dissertation. De sorte que les élèves qui y réussissent sont ceux qui savent et aiment écrire. Le sort et le style de la philosophie française sont ainsi liés depuis deux siècles à l’institution du baccalauréat, pour le meilleur et le pire. Il en va différemment dans des pays comme l’Allemagne ou la Suisse, la philosophie n’y apparaît vraiment qu’au niveau de l’université. En Italie, en Espagne, ce n’est pas la pratique philosophique que l’on enseigne au lycée, mais l’histoire des idées, ce qui n’est peut-être pas plus mal ?

Mais si même chez nous, en dépit de l’importance de la dissertation, le talent philosophique ne se confond pas entièrement avec le talent littéraire, qu’a-t-il de propre et quelle disposition mentale manifeste-t-il ? Où il y a un talent peut naître et se développer une passion. Une énergie créatrice et une souffrance. Eine Leidenschaft, die Leiden und Freude schafft. Il existe une passion philosophique, « c’est une grande et en même temps redoutable maladie », disait Schweitzer qui s’en estimait atteint ! « Je suis voué à la philosophie, à la pensée. » (« Ich bin eben nicht Theologe, sondern der Philosophie, dem "Denken" ergeben. ») Cela laisse entendre : je ne peux m’empêcher de philosopher, je ne peux faire autrement. En moi, comme en nous tous, une faille, un désaccord de ma conscience avec l’être, l’état du monde, une mé-fiance, qui me pousse à douter, penser, à interroger, à chercher. Il me faut penser, il me faut étudier ce qui a été pensé avant moi, ce qui se pense autour de moi. La passion est besoin vital, nécessité intérieure. Alors que le talent dans la fraîcheur de l’adolescence est liberté, puissance. On possède peut-être plusieurs talents. On choisit de les développer, de développer l’un plutôt que l’autre. Embarras du choix. Liberté. Si le talent se creuse en passion, on ne choisit plus, on ne veut rien d’autre, on est pris.

La passion philosophique qui vous tient, vous remplit (sinon vous dévore ?), vous pouvez la comprendre comme une vocation, eine Berufung, dont idéalement, avec de la chance et selon les circonstances, vous saurez faire une profession, ein Beruf. Jorge Semprun, dans L’Écriture ou la vie, raconte son arrivée un jour de janvier 1944 au camp de Buchenwald, il subit pour commencer les procédures d’identification et d’immatriculation. L’homme préposé à cette fonction, lui-même un détenu, lui demande sa profession. Le jeune Semprun, 21 ans, qui a été élève en khâgne au Lycée Henri IV, répond :
- Philosophiestudent.
- Das ist doch kein Beruf, dit l’homme.
Et Jorge Semprun, étourdi, fier de montrer sa connaissance de l’allemand, lâche une astuce de khâgneux :
- Kein Beruf, aber eine Berufung !
L’homme insiste, dans l’intérêt même du nouvel arrivant. Pour avoir des chances de survivre dans le camp, il est préférable d’avoir un métier, un métier manuel ou technique, comme électricien ou maçon ou ajusteur. D’être un Facharbeiter, un ouvrier qualifié.
Jorge Semprun ne savait rien faire de ses dix doigts, si ce n’est démonter et remonter un fusil, ce qu’il avait appris dans un groupe de Résistants. Il ne lui vient pas d’autre idée que de se déclarer pour ce qu’il était : un étudiant en philosophie, et rien d’autre.
Il suppose qu’il a été enregistré comme Student, étudiant, sans plus.
48 ans après, en 1992, il visite en compagnie de ses deux petits-fils d’adoption le camp, devenu une Gedenkstätte, à côté de Weimar. Il raconte son histoire de Philosophiestudent. Un guide l’interrompt pour lui dire que non, qu’autre chose est inscrit sur sa fiche. Il va la chercher, car toute la paperasserie administrative du camp a été conservée. Surprise de Jorge Semprun, vertige : sur sa fiche, matricule 44 904, à la ligne Beruf est marqué : Stukateur (avec un k seulement). Ce mot incongru, « absurde et magique », dit-il, lui a peut-être sauvé la vie, en lui évitant d’être envoyé dans le camp voisin de Dora, le chantier infernal d’une usine souterraine où les conditions étaient plus atroces qu’à Buchenwald même. Comment l’homme préposé à l’enregistrement, sans doute un ancien communiste, en était-il venu à indiquer « stucateur ». Jorge Semprun suppose que c’était par simple entraînement phonétique, de Student à Stukkateur. Mais je me demande si on ne peut pas soutenir une autre explication. Pour le communiste, donc matérialiste et ouvriériste, qu’était ce préposé, la philosophie, à laquelle s’attachait le fils de bourgeois qu’il avait devant lui, n’était que… stuc, que luxe, faux-semblant, ornementation baroque, inutiles moulures sur les plafonds ou les corniches de palais, rien qu’une « superstructure » sans autre fonction qu’esthétique. La philosophie : du stuc, du plâtre, sur les ouvrages d’art, les constructions scientifiques matérialistes et les infrastructures économiques de nos sociétés modernes ? C’est une image, une vision possible de la philosophie comme idéologie, une vision justement matérialiste – marxiste – que les philosophes ont eux-mêmes cultivée, signant ainsi leur propre mise en procès, souscrivant à la faillite de l’esprit.
La crise dans laquelle nous sommes en ce moment même et ne cessons d’être n’est pas sans rapport avec cette faillite, subie et voulue, car nous ne savons plus que raisonner et revendiquer en termes de pouvoir et de droits économiques, sans nous soucier du monde, de l’état de la planète, et sans nous soucier de l’âme. L’économisme, mode de penser dominant, réduit la philosophie et les humanités en général à un divertissement.

Contre ce mode dominant, et bien que refoulée à la marge, dans le système scolaire même et universitaire, la philosophie persiste néanmoins et continue à susciter des désirs et des vocations. La vocation est un appel, ein Ruf. Un appel qui vient d’où, de qui ? Disons quelque chose de mystérieux, de quasi inaudible par les temps qui courent : la vocation philosophique est un appel de l’esprit à prendre soin de l’âme. Ainsi parlait le démon (ou l’esprit) de Socrate, le premier des philosophes. Il s’agit de vivre en examinant sa vie et toute chose, sans se lasser. « Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue » (Apologie de Socrate 38 a).
Prendre soin de son âme et de l’âme collective, de l’âme de la cité, implique que l’on prenne soin du sens des mots et des concepts que nous employons tous. Veiller à la justesse des concepts, vérifier leur emploi, tel est le travail élémentaire des philosophes. Dans une société spirituellement saine, les gens, non philosophes, croient du moins que ce travail intellectuel est nécessaire et le respectent. Dans une société malade, à tendance populiste, les philosophes sont ignorés ou méprisés.

Du moment que vous avez reçu par héritage ou comme par accident, comme par grâce, un talent pour la philosophie ou un autre, pour la musique, les mathématiques, ou la natation,ou la technique, la politique même, vous êtes dans l’obligation de le faire fructifier. N’ayez pas peur de le faire valoir. On nous enseigne depuis l’enfance la discrétion plutôt, à être modeste, voire humble en toutes circonstances. C’est bien, c’est chrétien, mais les Évangiles vous disent aussi que si vous avez une lumière en vous, ne la mettez pas sous le boisseau, mettez la « sur le chandelier afin qu’elle éclaire toux ceux qui sont dans la maison » (Matthieu 5, 15).
La fameuse parabole des talents, dans l’Évangile de Matthieu (25) et dans celui de Luc (19), a un côté sombre, terrorisant, c’est qu’on s’approche du sacrifice, le serviteur qui n’avait reçu qu’un talent et qui l’a enfoui dans la terre, au lieu de le « faire valoir », est jeté par le maître dans les ténèbres, mais en dehors de cette dramatisation une morale universelle se dégage du récit. Chacun est appelé dans l’existence à se réaliser selon ses capacités. Une vie est bonne, « réussie », comme dirait Luc Ferry, par la chance qu’a la personne de remplir sa vocation. Qui a beaucoup reçu pourra et devra beaucoup donner. Dans la parabole, celui qui avait reçu cinq talents a su en gagner cinq autres ; celui qui n’en avait reçu que deux a cependant réussi à gagner deux autres, et on le récompense. Il a fait ce qu’il a pu, ce qu’il lui a été donné de faire. On retrouve dans l’Évangile, jusqu’à ce point, l’éthique aristotélicienne de la vertu, c’est-à-dire de l’appel adressé à chacun de vivre selon ses meilleures dispositions, de réaliser au mieux les virtualités qu’il porte en lui.
Le talent oblige. Comme la noblesse. C’est une noblesse. Il oblige à l’action, à l’exercice, à la création, et ainsi il devient vertu qui brille pour tous et éclaire le chemin. Il est bon qu’une personne reconnaisse ses talents, il faut l’aider à les reconnaître, rôle des éducateurs, des professeurs, et quand elle les manifeste il est sage de la récompenser. C’est pour cela que les académies ont été inventées et qu’elles distribuent des prix ; c’est bien pour cela que nous sommes réunis ici. C.Q.F.D.

Le talent et l’éthique

Le concept de « talent philosophique ». Quelle extension lui donner ? Quelle expérience ou quel sentiment recouvre-t-il ? On n’en use généralement pas et ce fut pour moi un trait de lumière et une émotion de le découvrir, tardivement, sous la plume d’Edmund Husserl, dans une lettre adressée le 3 janvier 1935 à Thomaš Garrigue Masaryk (le philosophe président de la République tchécoslovaque), à propos du jeune docteur en philosophie Jan Patočka. Joie du vieux maître, tant humilié à Fribourg, chassé de l’université, abandonné de ses collègues, d’avoir rencontré au cours d’un dernier semestre, en 1933, ce jeune compatriote venu de Prague : « Il m’a enchanté… par son talent philosophique inhabituel qui semble, étant donné sa personnalité toute de pureté et de sérieux, promettre une évolution importante. »
Jan Patočka (né en 1907 à Turnau, en Bohême) avait alors 26 ans ; après avoir étudié la philosophie et la philologie romane à l’université Charles de Prague, il avait passé une année universitaire à la Sorbonne, 1928-1929, et deux semestres en Allemagne, l’un à Berlin, l’autre en 1933 auprès de Husserl et de Heidegger. Son œuvre, considérable, est restée dispersée de son vivant, chaotique, plusieurs fois rompue, marquée par les drames politiques qui ont enténébré son pays et l’Europe. Nazisme et puis communisme. Deux occupations. Le sérieux et la pureté, que Husserl avait tout de suite décelés en lui, feront qu’il deviendra un rédacteur du Manifeste de la Charte 77 et un porte-parole du mouvement de dissidence. Il en mourra, le 13 mars 1977, à la suite de trois jours d’interrogatoire dans les locaux de la police. Une mort « socratique », par le devoir de vérité, la fidélité au logos.
Le talent philosophique, dans son cas, détermina un destin héroïque et tragique. Mais pas le talent seul, qui aurait pu être monnayé de multiple façon et ouvrir des carrières, comme s’y entendent les Sophistes à toutes les époques. Chez Patočka, ainsi que Husserl l’avait perçu, le talent était indissociable d’un génie éthique qui, pas moins que le talent technique, est une disposition apparemment innée de l’âme, une prédestination, si l’on veut, absolument contingente, absolument miraculeuse et comme messianique.
Bonheur du talent. Joie de l’exercer et de le voir reconnu. Joie du public de le saluer et de l’admirer. La personne qui en bénéficie, l’élu, le sait immérité, par nature, et du même mouvement sait qu’il lui faudra payer pour, peut-être payer un jour le prix le plus fort, la vie ; que donc, le cas échéant, par concours de circonstances, il faudra aller au sacrifice, trouver au fond de soi ce courage ultime.
Le christianisme raconte cela, dans les Évangiles, et la philosophie le raconte, l’a raconté avant, dans Platon faisant « l’apologie de Socrate ».
 

 

 

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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