Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts
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Conférence de Joseph Eschbach : Construire l'Europe en 2019

Avril 2019

Nous vivons une époque absolument unique dans l’histoire. Voici plus de 70 ans que les peuples d’Europe ne se font plus la guerre entre eux. Mais pour les réunir dans un ensemble cohérent et efficace il faudra sans doute encore beaucoup de temps et d’efforts.
Une Europe unie serait une grande puissance. On peut rêver : elle pourrait avoir une influence comparable à celle des États-Unis, qui dominent le monde, avec la Chine.
L’histoire du siècle dernier est impressionnante, les Européens se sont massacrés par millions dans deux guerres mondiales. Après la première, qui a eu lieu presque entièrement en France avec beaucoup de destructions, Clemenceau, au traité de Versailles, a considéré que les Allemands devaient tout reconstruire. Ils ont été ruinés et malheureux, ce qui a permis à Hitler de prendre le pouvoir. Après la seconde guerre mondiale, Schuman est parti d’un point de vue différent : il considérait que les peuples d’Europe devaient vivre et construire leur futur ensemble. Il a créé en 1952 la CECA, avec Adenauer et de Gasperi, la France et l’Allemagne partageant le charbon et l’acier c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour faire des armes. J’ai bien connu Schuman personnellement. La construction de l’Europe est un chantier grandiose d’optimisme.
L’état actuel de l’Europe montre qu’il ne s’agit que d’un début. Ses activités sont dispersées à Strasbourg pour le Parlement, au Luxembourg pour la cour de justice, à Bruxelles pour l’exécutif. La France envoie au Parlement européen des retraités ou des personnes recasées après un échec électoral à Paris. Il ne faudrait pas y envoyer des rouspéteurs, des revendicateurs, mais au contraire des hommes d’État créateurs. Je pense à Robert Schuman.
Pour faire une vraie communauté, il faut aller plus loin vers une forme de fédération et accepter des abandons de souveraineté. C’est extrêmement difficile pour un Parisien. La France a été créée par une centralisation difficile, terrible, au cours des siècles. Notre pays rassemble des populations très différentes. Chez les Normands, on voit la mer. Chez les Savoyards, on voit de grandes montagnes. Chez les Parisiens, on voit la tour Eiffel. Chez les Corses, ou chez les Basques, on voit encore autre chose. Les Alsaciens sont aussi bien différents. Ces Français sont contents de vivre ensemble et acceptent une autorité centrale, ils n’ont aucune envie de se séparer. Il ont été très difficiles à réunir : Vercingétorix a connu des difficultés, Charles Martel à Poitiers, Henri IV a pris Paris, lors de la Fronde des Français tiraient au canon sur les troupes royales. La France est couverte de ruines de châteaux forts qui ont été démolis par le pouvoir central, au fur et à mesure des conquêtes des différentes provinces. Mais les Français ont créé au fil du temps une identité commune, un esprit commun. Les Alsaciens y participent peut-être encore plus que les autres, puisqu’ils ont eu à choisir à plusieurs reprises dans leur histoire. Ils se sont sentis français sous Napoléon, (la Marseillaise créée à Strasbourg, Kléber, Kellermann, Rapp etc.) puis en 1871 lorsqu’un bon nombre d’entre eux ont quitté l’Alsace pour rester totalement français.
Pour les Italiens et surtout pour les Allemands, la création de l’Europe apparaît intellectuellement plus facile. Ils ont vécu des siècles dans un grand empire qui fonctionnait sur une base plus ou moins fédérale. Ils ont donc l’expérience des délégations de souveraineté à des unités locales, les régions, les Länder. Rien de tel en France : la région Grand Est en est un exemple. L’autorité centrale a créé cette région et y a fourré les Alsaciens sans rien demander à personne. La surface de cette région est comparable à celle d’un Land allemand, mais son budget est 30 fois plus petit. Ses compétences sont également bien plus réduites.
L’idée même d’un abandon de souveraineté est inacceptable pour une mentalité centraliste parisienne. Si l’Europe était en vigueur, il devrait être normal qu’un règlement ou une loi soit votée par une majorité composée d’Italiens, d’Allemands, de Belges et de Portugais et qu’elle soit applicable à Paris. Cela heurte bien des habitudes. Les 35 heures nous ont été imposées sans aucune discussion. La limitation de vitesse à 80 km/h aussi. L’âge de départ à la retraite est aussi défini à Paris. Il faudrait bien attaquer un jour des questions d’égalité fiscale, de budget commun, de réglementation du travail etc. . Imaginons que tout ceci nous soit imposé par une autorité non parisienne.
Il n’existe pas, en France, une véritable opinion européenne. Beaucoup de Français ressentent les Européens comme des étrangers. Ils considèrent les autorités de Bruxelles comme une autorité étrangère, oppressive. Cependant nous, les Alsaciens, nous sommes des Européens nous-mêmes. C’est une question d’identité.
En Alsace, nous sommes européens parce que nous sommes biculturels. Pierre Pflimlin, qui fut président du conseil, a dit que l’Alsace était la fenêtre ouverte de la France sur l’Allemagne. Surtout, gardons cette fenêtre bien ouverte. Beaucoup d’Alsaciens parlent allemand, 70 000 frontaliers du Haut-Rhin vont travailler tous les jours en Allemagne ou en Suisse germanique. Ils ont un grave défaut, impardonnable aux yeux des Parisiens : ils comparent directement la situation en Allemagne et en France. De l’autre côté du Rhin, pas de chômage. On ne voit pas non plus, comme à Strasbourg, 50 voitures incendiées pour fêter le nouvel an. La comparaison fonctionne dans les deux sens : ils n’ont pas du tout envie de devenir allemands.
Les souvenirs historiques sont très lourds. Je pense aux incorporés de force, dont 40 000 disparus : un jeune homme disparu dans chaque famille, à peu près, en Alsace. Le temps a passé, mais il est parfois difficile de considérer l’Allemagne comme un peuple ami. L’enseignement de l’histoire, dans les écoles, en France, occulte complètement tout ce qui concerne l’Alsace. La plus grande partie des Français ne connaît absolument pas la situation de l’Alsace pendant la dernière guerre. Elle n’a pas été occupée, elle a été annexée. C’est très différent. C’était une tragédie tout à fait ignorée de nos jours.
La vérité historique officielle, que l’on enseigne aux enfants, dissimule délibérément beaucoup de choses. Je pense à la LVF, Légion des volontaires français, fondée par Pétain en 1941 pour que des Français se battent en Russie aux côtés des Allemands. Il y a eu, en France de l’intérieur, 41 000 volontaires la première année ! C’est d’ailleurs ce qui a créé parfois des quiproquos extrêmement dramatiques : lorsqu’un Alsacien incorporé de force était prisonnier des Russes, il expliquait qu’il était un français. Certains Russes se demandaient s’il n’était pas un véritable volontaire dans l’armée allemande.
On dissimule ou on ignore d’autres chapitres de l’histoire. Je pense aux Vietnamiens qui se battaient aux côtés des Français. Je pense aux Harkis en Algérie. Tous ont été abandonnés et massacrés par milliers  Ils ont eu confiance dans la France, ils avaient tort. On cherche à effacer ces horreurs de la mémoire collective.
Pour mettre sur pied une véritable Europe de l’avenir, il nous faut absolument un sentiment de fraternité avec tous les Européens. Et puis il ne serait pas mauvais d’introduire un peu de fédéralisme dans France centralisée à outrance.
Les Français se sentent frères.
Beaucoup de Normands savent ce que c’est que la fraternité. Ils l’ont démontré aux Alsaciens dans des conditions extrêmes, en prenant pour eux-mêmes des risques mortels. Il faut absolument éviter que cette page magnifique de la fraternité française ne tombe dans l’oubli.
Faisons chacun notre possible pour que les Européens nous apparaissent vraiment comme des frères, dès que possible.

L'Edito

Traduire, c'est relier

 

Le Prix Maurice-Betz 2023 de traduction a été remis samedi 7 octobre à Colmar à Antonin Bechler, professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Strasbourg, traducteur du grand écrivain Kenzaburô Ôé, Prix Nobel de littérature en 1994.

 

Le Maire de Colmar, parrain et partenaire de la cérémonie, et le Consul général du Japon étaient présents. La manifestation prenait place dans le cadre du festival régional de traduction «D’une langue vers l’autre ».

En ces temps géopolitiquement troublés, il est important de valoriser la traduction. Car la traduction ouvre les horizons géographiques et culturels, elle relie les humains aux ancrages si différents, elle honore des figures universelles de la pensée et de la littérature. La traduction enrichit la polyphonie du monde.

 

Le Colmarien Maurice Betz (1898-1946, photo ci-dessus), écrivain et traducteur (de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Friedrich Nietzsche), passeur entre les langues française et allemande en des périodes pourtant conflictuelles, est un symbole précieux pour notre région. Alors que le Goethe Institut a décidé de fermer son antenne strasbourgeoise, nous avons à veiller à l’ouverture rhénane et européenne de l’Alsace.

Le Prix Maurice-Betz de l’Académie d’Alsace existe depuis 1957 et a distingué des dizaines d’écrivains, poètes, traducteurs. Au-delà des remises de diplômes et des moments de convivialité qui les accompagnent, c’est un travail en profondeur qui s’accomplit, dans le meilleur des traditions humanistes d’ouverture et de rayonnement.

 

Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace

 

Invitation à l’Agora du 19 novembre 2019

 

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