Prix de la Décapole à Une histoire des langues de l’Alsace
Par Dominique Huck
Remerciements
Madame le Président de l’Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Alsace,
Monsieur le Député-Maire de Haguenau, ville décapolitaine
Madame et Monsieur les adjoints au Maire de Haguenau,
Mesdames les représentantes et Messieurs les représentants des neuf autres villes de la Décapole,
Mesdames les Académiciennes et Messieurs les Académiciens,
Cher Bernard Reumaux,
Mesdames, Messieurs,
L’Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Alsace ainsi que les dix Villes de la ligue urbaine ont décerné le Prix de la Décapole à l’ouvrage « Une histoire des langues de l’Alsace ».
Permettez-moi de vous exprimer ma très profonde reconnaissance pour l’attribution de ce prix, qui est ainsi aussi remis à tous les habitants de cette région, dans la mesure où ce sont eux qui ont
vécu et écrit cette histoire dans tout ce qui a fait et ce qui fait leurs vies, hier et aujourd’hui. Mon rôle aura été, à la suite de Paul Lévy1, de tenter d’exposer, dans ce que l’on peut en savoir,
les pratiques linguistiques de l’ensemble des acteurs vivant en Alsace et leurs changements, d’en retracer les cadres, les dynamiques qui semblent être à l’œuvre, en tentant d’éclairer les aspects
les moins connus.
1. Mais, au fond, pourquoi s’intéresser à l’histoire des langues de l’Alsace ?
L’histoire linguistique de l’Alsace présente-t-elle une originalité par rapport à l’histoire linguistique d’autres régions de France et, dans l’affirmative, en quoi ?
Est-ce son passé français relativement récent (« réunion » à la Couronne de France dans la seconde moitié du XVIIe siècle) ? D’autres régions ont été rattachées à la France bien plus
tard, qu’il s’agisse de sa voisine lorraine (XVIIIe siècle) ou du duché de Savoie et du comté de Nice (1860). Serait-ce le fait que l’Alsace a eu très longtemps comme langue d’usage une variété
linguistique autre que le français ? C’était le cas, jusqu’au XIXe siècle, de la majeure partie de l’espace français.
C’est bien plus probablement l’époque contemporaine, depuis le conflit de 1870, en passant par la Grande Guerre et la catastrophe mondiale déclenchée par le national-socialisme, qui donne une sorte
de singularité à l’histoire des langues en Alsace, une singularité actuelle et, en même temps, rétrospective. Du haut Moyen-Age au XVIIe siècle, elle ne se distingue qu’un peu de l’histoire
(linguistique et politique) des autres espaces germanophones qui la bordent ; durant les XVIIIe et XIXe siècles, elle partage la destinée d’autres régions ou provinces conquises ou acquises par
la France sans présenter de spécificités globales, même si dans les retombées et les pratiques linguistiques des politiques menées, elle pose un problème particulier aux hommes de la Révolution, du
moins durant la Terreur (septembre 1793/juillet 1794), où sont conceptualisées et théorisées une politique de la langue française et une idéologie pour une politique linguistique.
Aussi est-ce peut-être la succession d’un passé « allemand » (Ve – XVIIe siècles) et « français » (XVIIe – XIXe siècles), débouchant sur une alternance d’appartenance politique
rapide due à des guerres (1870/1871 ; 1914-1918 ; 1940-1945) qui en fait sa particularité, dans un premier temps. Mais un autre élément, lié probablement à l’histoire politique, pourrait
bien symboliser une autre forme de singularité : c’est le fait qu’il y ait une sorte de pérennité linguistique. En effet, durant près de quinze siècles, l’immense majorité des habitants de
l’espace, qui est appelé aujourd’hui l’Alsace, utilise des dialectes germaniques issus des parlers apportés par les Alamans et les Francs aux IVe et Ve siècles. Ces dialectes ont bien sûr très
largement changé au fil du temps, comme tout moyen de communication humain, mais ils sont restés la variété linguistique essentielle dans laquelle les hommes ont vécu et communiqué. Ce fil
linguistique se fera plus ténu et commencera à se rompre dans la seconde moitié du XXe siècle.
2. Mais quelle histoire écrire ?
L’histoire linguistique/des langues de l’Alsace est sans doute à la fois l’histoire culturelle et événementielle dans laquelle la ou les langues se meuvent, qui façonne leur usage et leur devenir,
mais aussi l’histoire de l’action politique sur les langues et les situations linguistiques. Mais toute histoire des sociétés n’est-elle pas nécessairement linguistique ?
Aussi est-ce bien plus l’histoire globale, donc nécessairement sociolinguistique et ethnolinguistique des habitants de l’Alsace, des hommes, Menschen/homines/ἂνθρωποι, qui y ont vécu et qui y vivent, qui est évoquée dans cet ouvrage : les langues ne sont pas seulement un moyen d’expression et de communication, mais aussi un aspect central du fonctionnement complexe des contacts humains : elles signent des rapports sociaux, des rapports de domination, elles disent des stratifications sociales. Les langues ont des valeurs symboliques, idéologiques, subjectives, … dont les termes changent selon les événements politiques et historiques. Elles touchent sans doute au plus profond de l’homme, quels que soient les statuts des langues. Elles disent les inégalités entre eux, leur regard sur eux-mêmes et sur les autres, leurs aspirations et, parfois, leurs peurs. Le discours sur les langues, qui a été produit par les couches sociales dominantes (politiques, économiques, culturelles), valorisant l’une des langues et/ou dévalorisant l’autre, stigmatisant la troisième, va peser sur les esprits, puis sur les pratiques linguistiques et modifier l’habitus des habitants, en particulier dans la 2e moitié du XXe siècle. Or, ces soixante-dix dernières années n’ont été que très peu explorées de ce point de vue. C’est la raison pour laquelle l’on a privilégié cette période en y consacrant plus de la moitié de l’ouvrage, en s’intéressant à différents aspects de la vie des habitants où la langue joue un rôle essentiel, pour tenter de mieux comprendre les processus qui ont été à l’œuvre.
Cela ne signifie bien sûr pas que le temps où l’Alsace était Terre d’Empire (Reichsland) entre 1871 et 1918, ou encore que l’entre-deux-guerres seraient parfaitement connus et n’auraient pas joué de rôle important dans la vie des hommes vivant dans cet espace. En effet, c’est bien au tournant des XIXe et XXe siècles, pour des raisons fort différentes, qu’à la fois les courants francophiles et les courants « autonomistes », c’est-à-dire ceux qui cherchaient à obtenir une autonomie politique au sein de l’Empire allemand, essentiellement issus de la bourgeoisie, ont contribué très largement à donner une nouvelle fonction à la langue du quotidien en la renommant autrement. Si on désignait jusqu’alors les parlers dialectaux tout simplement par le terme générique « allemand » / « Ditsch » (Mir redde Ditsch)/ « Nous parlons allemand »), ces courants ont poussé ces parlers à avoir une autre fonction, inédite pour eux, une fonction identitaire, « alsacienne » : on a commencé à parler de « Elsasserditsch » (« allemand alsacien ») et puis de « Elsassisch » (« alsacien ») tout court, amenant ainsi un début de disjonction, par ce glottonyme particulier, entre allemand standard et parlers dialectaux en Alsace, étayant de façon décisive l’idée d’une différence de taille et renforçant l’élaboration en cours d’une identité alsacienne. G. Bischoff a parlé de l’« invention de l’Alsace » pour cette époque-là.2 Après 1918, selon les circonstances, la France soulignera cette disjonction ou, parfois, au contraire, elle la rendra insignifiante, notamment lorsqu’il s’agit de l’enseignement de l’allemand à l’école primaire. L’un des enjeux est, dans cette période de l’entre-deux-guerres, la question de la langue d’enseignement. Les conflits autour des langues à l’école (comme autour de la religion ou des « acquis » sociaux, par exemple) vont être particulièrement violents. Les langues jouent le rôle de symbole et d’étendard de positionnements politiques. Les partisans de solutions médianes ne semblent pas nombreux. Une position de compromis3 ne satisfera personne, ni ceux qui souhaitaient que la langue de l’école soit uniquement le français, ni ceux qui souhaitaient que l’allemand soit la première langue d’enseignement à l’école. Néanmoins, une partie non négligeable de jeunes Alsaciens a grandi, notamment par l’école, dans les deux langues écrites et a appris au moins à lire dans les deux langues. Ce sont les premières générations de « bilingues », au moins pour la compréhension écrite, que l’école obligatoire produit à assez grande échelle. Mais l’oralité restait avant tout dialectale, et la connaissance et surtout l’usage du français oral étaient une autre affaire. Ceux qui ont imaginé l’Alsace de l’après-Deuxième guerre mondiale s’en sont souvenus et ont voulu rompre avec cet état de fait. C’est l’une des raisons essentielles qui rend cette période d’après-guerre centrale : l’avenir linguistique des habitants de l’Alsace va être modelé autrement après 1945.
De notre point de vue de sociolinguiste, trois axes majeurs structurent la période entre 1945 et la fin des années 1970, période majeure pour les changements qu’elle va initier :
- la politique linguistique menée par l’Etat en faveur de la diffusion du français (et, avec comme corolaire, une politique cherchant à limiter la place de l’allemand standard le plus
possible) ;
- les discours sur les langues ne pensent pas les langues comme coprésentes, comme complémentaires, mais comme exclusives l’une de l’autre : en quelque sorte, dans un premier temps, une seule
langue doit l’emporter sur les autres et, en 1945, ce n’est pas encore celle que le politique et les couches dominantes souhaiteraient voir l’emporter (le français) ;
- les changements dans la société : la modernité et l’innovation sociétale modifient assez fondamentalement l’organisation de la vie des sujets, y compris au quotidien et, l’emploi des langues,
qui font partie intégrante de la vie.
La politique linguistique
Par essence, on entend par « politique linguistique » une intervention consciente et voulue d’une institution qui en a le pouvoir, au premier chef, l’Etat.
Dans la mesure où l’Etat estime que la IIIe République a été beaucoup trop conciliante durant l’entre-deux-guerres, il va mener une politique offensive en faveur de la diffusion et de l’emploi du
français, en réduisant autoritairement celui de l’allemand : dans la presse, par une régulation très stricte de l’emploi des langues autres que le français, à l’école de tous – l’école primaire
– par la suspension de l’enseignement de l’allemand, dans le domaine culturel ou de divertissement (la radio, le cinéma), … et dans tous les domaines où il pouvait intervenir. Le premier recensement
ne pouvait que le conforter dans la volonté de diffuser intensément le français et de limiter le plus possible la présence de l’allemand : les recensés déclarent connaître l’alsacien à 86 %,
l’allemand à 80 % et le français (quelle que soient les combinaisons dans lequel il est présent) à 63 % …4 Et la France, qui est un état-nation par excellence, n’est pas en mesure de penser le
rapport aux langues qu’en termes concurrentiels et binaires, d’une part, en termes idéologiques et politiques, d’autre part. C’est son histoire singulière qui s’est construite autour du français qui
l’amène à une sorte d’impossibilité de penser la langue dans d’autres catégories.5
Les six années d’annexion par les nazis radicalisent cette vision, qui sera diffusée comme seule grille de lecture politique et idéologique dans la population.
Les discours sur les langues
Au-delà de l’aspect empirique ou fonctionnel de la connaissance du français, il s’agissait de faire comprendre que le français était et est la langue de l’adhésion à la communauté nationale, un signe
de patriotisme, une prise de position idéologique, … tels que la Révolution les avait théorisés. Dans le contexte de l’immédiat après-guerre, c’est aussi une prise de position contre le nazisme. Dans
ce contexte, d’autres langues n’ont pas de place, elles sont autant d’obstacles à la diffusion du français.
Aussi n’est-il pas étonnant que le terme même de « bilinguisme » soit dénoté et connoté fort négativement, parce que suspect du point de vue du français, qui est appelé à devenir la langue
de tous. Plusieurs discours vont être développés à propos de l’obstacle majeur à la diffusion du français (oral) : l’alsacien. L’idée va être formulée et répandue qu’il s’agit d’une
« non-langue », c’est-à-dire d’un objet qui n’est en mesure que de rendre compte de la vie pratique du quotidien, mais en aucun cas d’éléments plus abstraits. Et que, par conséquent, les
gens qui grandissent dans cette non-langue courent le fort risque de développer un type de pensée qui ne pourra pas accéder à l’abstraction, au raisonnement, à des domaines non concrets et que, même
s’ils apprennent le français, il leur sera difficile d’accéder à des référents abstraits et/ou théoriques.6 A côté d’un Emile Baas, défendant un point de vue globalement régionaliste, montrant qu’un
bilinguisme fonctionnel (réparti par domaines d’utilisation) existe déjà, sans dommages, en Alsace, et qui affirme que « l’usage d’un dialecte comme langue de conversation courante n’est pas un
obstacle à l’étude de la langue nationale à l’école »,7 Alfred Biedermann s’inscrit en faux contre le dualisme qui est sous-tendu par le bilinguisme, d’une part, et sur la réalité même qui est
désignée par « bilinguisme », chez Baas, d’autre part, quand il écrit :
« Etre vraiment bilingue, ce serait être double : deux personnes en un seul être. Car c’est bien notre personne qui est engagée dans la formation de la langue. Celle-ci est un condensé
mystérieux de nos expériences, de nos conquêtes, de nos joies et de nos peines, tout notre passé vivant et toute notre vocation. On conçoit mal que cette matière soit distribuée en deux moules
différents, surtout si l’on songe encore que chaque langue tend à imposer à ceux qui la pratiquent des démarches et un esprit à elle. Une pareille division risque fort d’énerver l’esprit. En tout
cas, si elle réussit chez quelques sujets d’élite, il serait téméraire d’en faire une règle générale. Les bilingues authentiques sont des exceptions. La plupart des exemples qu’on en cite
représentent un faux bilinguisme, dans lequel une langue seconde se greffe sur un tronc mutilé. Et c’est bien ce qui arrive dans notre solution d’un dualisme alsacien. […] Le dualisme linguistique
alsacien, fondé sur la coexistence d’une langue familiale et d’une langue publique, ne peut être qu’un faux dualisme, générateur, pour ceux qui le pratiquent, de souffrances et de handicap
moral. »8
Handicap moral donc, mais aussi culturel (pour l’accès à la culture de référence en français), social (pour une ascension sociale), communicationnel et personnel, dans les relations avec d’autres
Français, et même mental (limitation de la compréhension de la complexité). Ce qui sera préconisé dans ce temps d’après-guerre, c’est d’abandonner la transmission de l’alsacien et de préférer
n’utiliser que le français.
Ces discours vont être intériorisés et acceptés comme « vérité » avérée, au fil du temps, par les usagers des parlers dialectaux.
Les changements sociétaux
A la fois la politique linguistique de l’Etat (et de ses relais) ainsi que les discours sur les langues vont être portés, de la fin des années 1950 au milieu des années 1970 par des changements
sociétaux majeurs. Le monde agricole et rural en général vit de profondes transformations, qui amènent des changements dans les appartenances aux groupes sociaux (par le biais de la mécanisation,
parmi mille autres), les innovations technologiques et leur diffusion (électricité, confort domestique ; mais aussi radio, puis télévision, puis téléphone, nouveaux moyens de locomotion, etc.),
mais encore la croissance du bâti, collectif ou non, … modifient les comportements individuels et amènent aussi une plus grande homogénéisation de la société. L’obligation scolaire jusqu’à 16 ans
contribue à l’homogénéisation sociale et favorise une mobilité concrète, une forme de brassage géographique. Les classes sociales moyennes vont aspirer à une ascension sociale pour leurs enfants, ce
qui implique l’adoption des codes sociaux des classes immédiatement supérieures : le français en fait nécessairement partie. Le rôle et la place sociale assignés aux femmes (par les hommes) vont
doucement mais sûrement être mis en cause par elles. Et l’une des clés de leur « émancipation », symbolique ou pratique, passe par l’adoption des codes sociaux qui permettent de
s’émanciper, au premier chef par la langue, le français.
Et c’est l’enchâssement, les articulations multiples entre ces trois axes qui vont fournir un accélérateur remarquable d’un changement linguistique qui s’opère et dont une première prise de conscience a lieu à la toute fin des années 1960 et au début des années 1970. Cette dynamique ne s’arrêtera plus.
C’est donc essentiellement cette histoire-là qui est évoquée ici. Ce qui l’est nettement moins, ce sont les tragédies individuelles, les exclusions, les humiliations, les peurs, les frustrations, les impossibilités … qu’ont vécu aussi bien les Alsaciens habitant la région depuis un certain temps que les Alsaciens venus d’ailleurs, selon les moments ou selon l’espace de vie. Ce sont les « sans parole », les « Mundtoten », dont parlait André Weckmann. Leur histoire est plus difficile à cerner. Ce qui n’est pas évoqué, ce sont aussi les bonheurs de découvrir d’autres mondes, spatiaux, sociaux, culturels, d’élargir ses horizons, de pouvoir choisir ses parts d’identité.
Mais fondamentalement, il s’agit de notre histoire à tous. Une histoire linguistique touche à tous les aspects essentiels de l’histoire des hommes : les langues ne sont pas de simples éléments
secondaires, mais elles sont constitutives et consubstantielles de leur histoire. Et c’est cela que l’ouvrage tente de documenter, même s’il s’agit une reconstruction discursive a posteriori, d’un
« temps raconté »9 (Ricoeur) en quelque sorte.
Et c’est pourquoi je vous renouvelle mes remerciements pour avoir distingué ce livre.
L’histoire à venir, les choix des pratiques linguistiques, leurs formes, les politiques retenues ou non, …, c’est la société, ses membres et acteurs, c’est-à-dire nous tous, qui en décideront ou
laisseront peut-être d’autres en décider.
Dominique Huck