25 juin 2016, Mulhouse
Chère Francine,
On m'avait prévenu : « Francine Bibian, c'est un drôle de pistolet ! ». Dans cette expression, on aurait tort de ne retenir que le premier élément : certes, vos romans, vos propos, notre correspondance, le curriculum vitae que vous nous avez envoyé, sont tous empreints d'une drôlerie irrésistible. Ils illustrent à merveille cette phrase de Leopardi que vous avez mise en exergue de votre premier roman : « L'homme qui a le courage de rire est le maître du monde, comme celui qui est toujours prêt à mourir ». Mais il ne faudrait surtout pas négliger le deuxième élément : votre humour est braqué comme un pistolet sur l'absurdité et parfois la malignité de l'univers, sachant que ce pistolet prend les apparences plus faussement pacifiques du stylo.
Née en 1953, d'un papa basque et d'une maman alsacienne, que seule séparait la France, vos parents combleront cet espace en vous appelant Francine. Vous racontez le bonheur absolu qu'a été l'école pour vous, la découverte éblouie de la lecture, puis celle encore plus merveilleuse de l'écriture, le goût des mots rares. Le mot « récipiendaire », écrivez-vous, était et reste le mot le plus fantastiquement cohérent de la langue française. Cela tombe bien, puisque vous voilà aujourd'hui dans la position d'être récipiendaire dans notre honorable société. Quelqu'un qui aimait autant l'école ne pouvait qu'y rester toute sa vie. Et c'est pourquoi vous avez choisi de rester, pendant trente-sept ans et demi, institutrice à l'école maternelle de Staffelfelden, une école de caractère, construite par les Mines de Potasse d’Alsace et située dans un grand parc avec des arbres centenaires ! Pendant 37 ans et demi, avec vos copains de classe, vous avez dit les poèmes de Raymond Queneau, regardé les tableaux de Matisse, écouté et joué de la musique, dansé et joué la comédie. Comme de la classe, vous étiez la seule à savoir écrire, vous étiez le nègre de vos copains, et sur leurs dessins, vous écriviez les textes qu’ils vous dictaient. Puis-je l'avouer ici, chère Francine, devant monsieur Bibian et devant madame Schoettel ? J'aurais bien aimé vous avoir eu comme maîtresse, et votre parcours me rappelle ce poème de Maurice Carême qui s'appelle L'école, justement :
L'école était au bord du monde,
L'école était au bord du temps,
Au dedans c'était plein de rondes,
Au dehors plein de pigeons blancs.
Sur les tableaux d'un noir profond
Voguaient de grandes majuscules,
Où de l'aube au soir nous glissions
Vers de nouvelles péninsules.
On y racontait des histoires
Si merveilleuses qu'aujourd'hui
Dès que je commence à y croire
Je ne sais plus bien où j'en suis.
L'école était au bord du monde,
L'école était au bord du temps.
Ah ! Que ne suis encor dedans
Pour voir, au-dehors, les colombes !
Et puis, après le temps où vous avez servi de nègre à vos petits camarades, est venu celui de vous mettre à votre propre « conte ». Et c'est là qu'a éclaté, en 2011, dans le ciel benoîtement serein de l'édition alsacienne, votre premier coup de pistolet, pour être fidèle au portrait qu'on m'a fait de vous. Bleu comme neige raconte comment un paisible village alsacien donne, lors des élections, la majorité de ses voix à la bête immonde. Le sujet se prête si peu à l'humour que je l'avais traité, dix ans auparavant, dans Un village si paisible, avec toute l'austérité luthérienne qui me semblait convenir au sujet. Et je découvrais là, dans votre livre, la violence du mot de Stendhal : « Parler de politique dans un roman, écrit celui-ci, c'est comme tirer un coup de pistolet au milieu d'un concert ». Le pistolet, toujours. Mais drôle, terriblement drôle, fatalement drôle, sur un sujet triste, terriblement triste, fatalement triste ! Et c'est ce qui faisait la force de votre roman que j'ai défendu, à l'époque, chère Francine, avec le zèle du prosélyte qui découvrait que l'humour pouvait être une arme contre la bêtise au moins aussi efficace que la gravité. Après ce roman, couronné à juste titre de plusieurs prix, dont celui de la Ville de Colmar - Christiane Roederer et votre serviteur étions dans le jury – vous avez évidemment persévéré sur ce chemin bordé d'épines, où la raison n'a plus son mot à dire : « Ecrire, dit Tennessee Williams, c'est construire une cage à poules sans marteau ni clous au sommet d'un arbre, une nuit de tempête ». On ne saurait mieux dire ! Et c'est ainsi qu'est née La chambre des merveilles. De ce roman, qui se passe juste à côté d'ici, je ne dirai rien, car je crois qu'un ange blond, tout à l'heure, va nous en lire, nous en dire, nous en chanter, nous en danser, nous en interpréter, quelques passages.
Vous m'avez dit, chère Francine, que c'est une citation d'Albert Jacquard qui a inspiré l'écriture de ce roman. Permettez-moi de rappeler cette citation. Elle pourrait en effet, me semble-t-il, résumer parfaitement la philosophie de l'Académie d'Alsace, qui rassemble des scientifiques, des littéraires, des artistes de tous les horizons : « C'est par la rencontre de l'autre que nous nous formons. Sinon, nous ne sommes qu'un vulgaire tas de protons et de neutrons ». Et puisque vous vous placez sous cette égide, chère Francine, je peux vous assurer que vous vous sentirez, dans cette Académie, chez vous !