Par Gabriel Braeuner,
Secrétaire Perpétuel de l'Académie d'Alsace
L’historien Georges Bischoff explore inlassablement cette période à la fois tourmentée et faste de notre histoire que fut la fin du Moyen Âge et la Renaissance en Alsace. Avec le talent que nous lui connaissons et sa verve communicative, il nous entraîne, cette fois-ci, dans « le ventre de l’Alsace », sur une période longue qui s’étend sur 150 ans, de 1470 à 1620. Autrement dit, un âge d’or alsacien qui fut celui de l’Humanisme, de la Réforme et de son envers, la Contre-Réforme ; du développement économique, du renouveau culturel et artistique, également. L’imprimerie est alors en plein essor.
Cette période féconde n’est pourtant pas épargnée par les malheurs du temps. On songe aux interminables guerres d’Italie, aux menaces turques, au soulèvement des paysans et à la persistance des
épidémies, dont la peste, répétitive et angoissante, continue de faire des ravages. Cette séquence à la fois riche et mouvementée de notre histoire s’acheva brutalement par la Guerre de Trente Ans
qui ruina économiquement l’Alsace et la laissa exsangue démographiquement.
Pour les voyageurs français et allemands, pour les géographes qui arpentent le Saint-Empire germanique, l’Alsace est un pays de cocagne où non seulement les habitants mangent à leur fin, mais peuvent
varier les plaisirs de la table. C’est que le cadre s’y prête. Ce pays de plaine et de montagne offre, sur une petite surface, ce dont on peut rêver. La campagne est riche et nourrit les villes où
les corporations des agriculteurs, des jardiniers ou maraîchers, sans oublier les viticulteurs, tiennent le haut du pavé. Un exemple : le père de Beatus Rhenanus est boucher. Sa fortune lui
permet de payer les études à Paris de son fils et surtout de financer une bonne partie de son extraordinaire bibliothèque, inscrite, depuis 2011, au Registre "Mémoire du monde" de l’Unesco. Nos
négociants essaiment la vallée rhénane, nos vins s’exportent jusqu’en Angleterre. Rien de plus facile pour eux de faire venir les harengs de Baltique, les fromages de Hollande et d’Italie. Et même de
la viande de Hongrie.
Mais le génie local ne consiste pas à simplement consommer ce que la nature nous donne si abondamment et que nos moyens permettent d’importer, mais à mettre en scène la cuisine, à la valoriser. Bref
à la transformer en gastronomie. La révolution est d’abord celle des goûts. Les humanistes ne sont pas que des pisse-froid réfugiés dans leurs cabinets, au milieu de leurs livres, indifférents aux
misères du monde comme à ses tentations. Ils aiment manger et boire dans leurs sodalités littéraires. Leur sobriété revendiquée leur fait préférer la qualité à la quantité. Pour eux, la
nourriture doit être goûteuse. On utilise à profusion le sel, les condiments et les épices, les légumes et les fruits. Les œufs ne sont pas rares, la viande importante dans la nourriture quotidienne
de même que le poisson, il est vrai plus cher.
Grâce à l’imprimerie, les livres de cuisine se multiplient. Que nous révèlent-ils ? Que la gastronomie est affaire d’homme comme aujourd’hui encore. Les maîtres queux, sur les gravures d’époque,
ont plutôt bonne mine. Mais qu’on se rassure, c’est bien le livre d’une femme, Anna Weckerin, veuve d’un médecin colmarien, qui connaît vers 1570, un grand succès de librairie.
Ce premier âge d’or de la gastronomie alsacienne s’accompagne d’un changement radical de comportement. On se tient à table, on se lave les mains, on ne les essuie pas sur ses vêtements. L’apparition
de la fourchette, l’utilisation de l’assiette créent un espace propre pour chaque convive à table, une table qui a remplacé les tréteaux alors que la chaise s’est substituée aux bancs.
C’est tout cela et bien davantage encore le dernier livre de Georges Bischoff, dont notamment une iconographie aussi riche que les mets décrits. L’auteur, à l’érudition gourmande, possède l’art de
nous mettre l’eau à la bouche. Il nous réjouit littéralement. A lire en priorité et pas seulement en temps de crise !